Pour l’amour du roman

Les conférences de Juan Gabriel Vásquez réunies dans La traduction du monde plaident pour la sage incertitude du roman d’imagination, essentielle réplique aux menaces contemporaines (totalitarismes, religions, revendications identitaires, modes culturelles), qui, aux yeux du romancier colombien, pèsent sur la liberté de pensée.

Juan Gabriel Vásquez | La traduction du monde. Les conférences Weidenfeld 2022. Essais littéraires. Trad. de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon. Seuil, 160 p., 20,50 €

Ni théoricien ni poéticien mais romancier dans l’âme, Juan Gabriel Vásquez livre ici sa propre défense et illustration du roman d’imagination. Décelant une nouvelle crise du genre dans les quinze ou dix dernières années, il prend fait et cause pour ce qui, à ses yeux, fait sa singulière valeur. La liberté et le crédit dont le roman jouissait encore au début des années 2000, constate-t-il, auraient été amoindris, cédant la place à la défiance. Pour exemple, si les revendications identitaires d’autodéfinition que portent diverses minorités sont pleinement justifiées dans l’espace public, elles suscitent, dans le champ littéraire, de nouveaux chefs d’accusation tel celui d’appropriation culturelle. Or, juge-t-il, rejoignant là Zadie Smith, l’usage imprudent d’une telle notion va à l’encontre de la nature même du roman, déjà mis à mal par de nombreux « petits fondamentalismes » contemporains. Car, soutient le romancier, « la fiction [serait] indissociable d’une certaine éthique de l’ambiguïté » ou de cette « sagesse de l’incertitude » que lui prête Kundera. Fort de « l’idée fausse ou réelle, qu’il existe un lien direct entre la place occupée par la fiction dans une société et la bonne santé de sa démocratie », Juan Gabriel Vásquez met en jeu sa conviction au fil de quatre approches des vertus du roman.

Les quatre essais de La traduction du monde correspondent à autant de conférences Weidenfeld données à Oxford à l’automne 2022 : « Le regard des autres » défend ardemment l’accession au point de vue d’autrui ; « Temps et fiction » montre comment le roman restaure la continuité avec le passé chère à Valéry ; « Raconter le mystère » loue l’interprétation romanesque, fondée sur une minutieuse enquête, de l’expérience d’un autre ; «  Pour la liberté » affirme la vocation du genre à la dissension, à la révolte « déicide », à l’ironie lucide face aux dogmes et aux certitudes idéologiques.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Juan Gabriel Vásquez salue nombre d’inspirateurs dans ce « perpétuel discours sur l’art du roman », dont, noblesse oblige, les conférenciers Weidenfeld qui l’ont précédé à Oxford : George Steiner, Mario Vargas Llosa, Javier Cercas, Ali Smith. Cité dans une épigraphe qui donne son titre à ce livre d’essais, Proust ouvre la réflexion, suivi de Kundera, Ford Madox Ford, Yourcenar, Camus et de nombreux interlocuteurs propres à animer la conversation. Des penseurs – Hannah Arendt, Isaiah Berlin – sont également conviés à cet atelier sur le roman pour lequel l’animateur, on s’en doute, tire leçon de sa propre expérience de romancier. Et c’est ce qui en fait le prix, la vivacité, le pouvoir de persuasion. Initialement, ces conférences devaient séduire un public que l’auteur désigne comme « certains des esprits les plus vifs qu’[il ait] jamais rencontrés ». Le dialogue s’établit, comme il se doit dans la Bibliothèque, entre ces vivants et les défunts à l’esprit non moins vif.

Plaidant pour ce que Zadie Smith propose de nommer « réanimation épidermique croisée » plutôt qu’appropriation culturelle, « Le regard des autres » rappelle d’abord l’antique défiance de Platon envers les poètes, qui trompent leur monde en simulant la voix d’un autre. Juan Gabriel Vásquez remonte ensuite aux origines du roman moderne, pour souligner d’emblée comment le genre repose sur une vertueuse mauvaise foi originelle. Le Lazarillo de Tormes, dans la tradition espagnole et Robinson Crusoé, dans la britannique, feignent en effet d’être, le premier, une longue lettre, le second, un récit de voyage, respectivement écrits par un homme de peu et un homme du commun. Les deux livres n’auraient pu se déclarer romans car jusqu’alors ces derniers relataient les seuls hauts faits de chevaliers et autres nobles héros. La feinte consistant à donner pour réelle l’expérience racontée autorisait les véritables auteurs à adopter le point de vue d’un pícaro ou d’un naufragé, auquel était dès lors donné droit de cité dans les lettres. Satirique ou édifiant, le regard de ces nouveaux venus mettait à nu les injustices et les mensonges de l’ordre social. Une révolution humaniste, s’émerveille le romancier, comparable à celle qu’en peinture mène avec hardiesse un Brueghel l’Ancien peignant de simples moissonneurs au repos, ou, plus audacieux encore, un Velásquez. Le peintre de la cour d’Espagne n’a-t-il pas fait le portrait de son esclave et assistant Juan de Pareja, le traitant en noble sujet avant de l’affranchir ? Mieux encore, n’a-t-il pas inversé, avec une malice toute baroque, les conventions du portrait royal ? Ne place-t-il pas l’anonyme spectateur des Ménines au lieu même où posent le roi et la reine, dont on aperçoit le pâle reflet dans un miroir à l’arrière-plan du tableau ?

La traduction du monde. Les conférences Weidenfeld 2022. Essais littéraires, Juan Gabriel Vásquez
Juan Gabriel Vásquez © Jean-Luc Bertini

Selon l’auteur, le pouvoir subversif de la fiction romanesque, ou du moins son principe, joue également en peinture et dans les arts plastiques. Les reproductions de tableaux dont il se plaît à illustrer ses propos nous invitent à une pause contemplative. L’argumentation fait mouche : l’accession fictionnelle au point de vue de l’autre, Juan Gabriel Vásquez nous en convainc, est un atout démocratique. Et il n’est jusqu’à Proust qui ne soit appelé à la barre pour exalter cette merveille qu’est le « seul véritable voyage » : « avoir d’autres yeux, voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, […] voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun deux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil ».

« Temps et fiction » fait chatoyer diverses réflexions sur le complexe rapport entre histoire et fiction. Prenant exemple sur son roman Le corps des ruines qui rouvre l’enquête sur les deux assassinats politiques les plus traumatiques de l’histoire colombienne du XXe siècle, Juan Gabriel Vásquez montre, à la suite de Borges, comment la fiction peut discerner une communication secrète entre deux moments séparés. Sa lecture du massacre des bananeraies de 1928 tel qu’il est magistralement narré dans Cent ans de solitude éclaire la façon dont le roman de García Márquez anticipait le négationnisme d’une contemporaine députée de la droite colombienne, lectrice pour le moins naïve. La Marguerite Yourcenar des Mémoires d’Hadrien, le Tolstoï de La Guerre et la Paix viennent témoigner de la « magie sympathique » dont use l’artiste pour « être comme chez soi dans le passé » ou de la nécessité de se détourner des sources officielles pour toucher au plus près les forces mystérieuses de l’histoire. Enfin, le « Théâtre de la Mémoire » qu’imagine Carlos Fuentes dans Terra Nostra résume, selon l’auteur, la plus haute ambition du roman historique lorsqu’il est digne de l’art : « évoquer ce qui aurait pu être ». Et, ajouterai-je, faire du futur et non pas du fatal.

C’est sans doute dans le troisième essai, « Raconter le mystère », que Juan Gabriel Vásquez discourt sur ce qui lui tient le plus à cœur : « l’imagination de l’autre », ou son interprétation, ou encore, selon les mots de Proust, sa traduction. Car, à l’encontre de la pudeur classique, le roman cherche à débusquer le mystère de vies jalouses de leurs secrets. Pour preuve de la ténacité de cette entreprise, la biographie de Conrad que son ami Ford Madox Ford a écrite comme un roman, Lord Jim et Au cœur des ténèbres du même Conrad, Gatsby le magnifique de Fitzgerald, la trilogie Ton visage demain de Javier Marías, Limonov d’Emmanuel Carrère et enfin, last but not least, Une rétrospective de l’auteur lui-même. Remarquablement, la liste de ces œuvres mêle les « vies de » personnages fictionnels à celles de personnes réelles que l’art de l’enquête romanesque mue en personnages. Outre quelques pénétrantes remarques sur la fiction, ce que dévoile ici Juan Gabriel Vásquez, c’est son art du roman. À dire l’enchantement qu’est pour lui (et pour qui le lit) l’interprétation de la vie d’un autre – lorsque l’histoire d’un individu se noue à celle de son pays, lorsque découvrir l’autre, c’est se découvrir soi –, il emporte notre enthousiaste adhésion.

Enfin, « Pour la liberté » invoque la pensée libérale d’Isaiah Berlin pour avancer que la fiction peut « être le terrain où une société questionne le récit que cherchent à lui imposer ses […] hommes d’action ». La distinction que fait Camus entre littérature de consentement et littérature de dissidence permet à l’auteur d’étayer l’idée, partagée par Flaubert, Joyce et Vargas Llosa, que l’écrivain rebelle face à la réalité montre une ferme vocation déicide et non conformiste. Pourfendant toute forme de littérature prosélyte, Juan Gabriel Vásquez vante les armes antidogmatiques de l’ironie cervantine ou de l’humour rabelaisien, cite Ricardo Piglia pour faire l’éloge du contre-récit romanesque face aux discours officiels, nuance l’affirmation de Toni Morrison sur le seul héritage littéraire dont elle disposait pour écrire Beloved. Certes, se risque-t-il à dire, les récits d’esclaves ont été essentiels au travail de la romancière mais non moins précieux auront été les procédés d’une tradition romanesque où entrent Conrad, Melville, Hemingway. Dans un envoi vibrant, le romancier réaffirme la vertu libératrice de l’introspection romanesque face à l’exigence d’identification à un groupe, qu’il soit social, ethnique ou politique. Le roman d’imagination, conclut-il, n’offre rien de moins que la liberté de penser. Le plaidoyer du romancier, juriste de formation, allie l’éclat de l’intelligence à celui de la passion.