Dans l’ère Facebook

Y a-t-il un meilleur sujet pour une essayiste que celui de la société du spectacle, de l’avancée du capitalisme à travers la marchandise, vu sous l’angle des médias ? Polyvalente, la romancière Zadie Smith ne limite pas ses intérêts, ils sont d’une hétérogénéité piquante. Son deuxième recueil d’essais dits « à vocation libre » fait des expressions médiatiques de la société contemporaine le point de départ d’une analyse en profondeur de notre époque.

Zadie Smith | Feel Free. Essais à vocation libre. Trad. de l’anglais par Laetitia Devaux. Gallimard, 400 p., 25 €

Presque tous les arts passent sous la loupe de la romancière, que ce soit l’architecture (la bibliothèque du quartier londonien de Willesden Green où elle a grandi) ; le rap (Jay-Z) ; la série télévisée (Key and Peele) ; la folk-pop (Joni Mitchell) ; la philosophie (Kierkegaard et Schopenhauer) ; l’animation en volume (Anomalisa de Charlie Kaufman) ; la danse (Astaire, Beyoncé, Barychnikov) ; le cinéma expérimental (The Clock de Christian Marclay) ; l’art académique (June flamboyante de sir Frederic Leighton) ; la photographie (Jerry Dantzic) ; la peinture contemporaine (Lynette Yiadom-Boakye) ; le roman (J. G. Ballard, Hanif Kureishi)… et ainsi de suite. 

Quant à nous, nous avons un faible pour le chapitre consacré au film The Social Network (2010), récit de la conception de Facebook, dont le fondateur est incarné par Jesse Eisenberg. Dans cet article d’une douzaine de pages, Zadie Smith réalise un double exploit : non seulement elle parvient à situer l’ascension de Mark Zuckerberg dans son contexte socio-économique mais, mieux encore, elle lie le mythe de Facebook à sa représentation cinématographique, disséquant l’image faussement subversive du réseau social au moyen d’un exposé des poncifs du film de David Fincher.

Zadie Smith Feel Free
« Dislike ? » © CC BY 2.0/Ittmust/Flickr

L’autrice est bien placée pour saisir Zuckerberg : en 2003, sur le campus de Harvard, elle assistait en live aux débuts de son réseau. Pourtant, bien que née seulement neuf ans avant l’entrepreneur, elle ne se considère pas comme appartenant à la « génération Facebook », composée des « 2.0 ». Elle s’identifie comme « 1.0 », catégorie qui comprendrait les créateurs de The Social Network, dont la ringardise est trahie dans leur film par l’importance accordée aux conversations. Zadie Smith s’étonne que, dans cette œuvre du XXIe siècle, on trouve autant de paroles, prononcées à la même vitesse, que dans His Girl Friday (1940).

Ce qui permettrait à David Fincher et à sa scénariste Aaron Sorkin de proposer une explication erronée des motivations de Zuckerberg : les lacunes conversationnelles du futur entrepreneur. En cela, figuré par Jesse Eisenberg, il correspond à un type facilement reconnaissable : le nerd, le génie autistique. Le spectateur connait bien ce genre de personnage, le garçon rendu enragé par un sentiment de rejet social et sexuel, déterminé à prendre sa revanche par l’accumulation de richesses.

Fincher et Sorkin recyclent à merveille cette histoire rodée, ils montrent Zuckerberg ébloui par sa rencontre avec Sean Parker, le créateur de Napster, rôle accordé dans le film à Justin Timberlake. Parker représente le diable venu détourner Zuckerberg en lui exposant les grandes lignes de la vie magnifique que peut s’offrir un titan de l’Internet : « Un cordon de séparation rouge, une serveuse de bar à cocktails qui vous gratifie d’un traitement royal, tout ce qu’il y a de meilleur coulant à flots, une table réservée, des plats coûteux et minimalistes (‘ Tu peux nous apporter deux ou trois trucs, s’il te plaît ? Le porc laqué avec le gingembre confit et le tartare de thon ? Et des pinces de homard ? ’) des Appletini, une petite amie mannequin chez Victoria’s Secret, des fêtes insensées, des voitures de luxe, des costumes élégants, de la cocaïne et une seule devise : ‘La limite, c’est le ciel.’ ‘Un million, c’est pas cool. Vous savez ce qui est cool ? Un milliard de dollars’ ».

La « célébrité » étant une obsession pour la génération Facebook, Fincher et Sorkin creusent à fond le filon. Cette notion correspond-elle aux goûts du vrai Mark Zuckerberg ? De fait, Mark paraît indifférent à l’argent – il a mis gratuitement à disposition son application pour lecteur MP3 (similaire à Pandora, qui identifie nos goûts musicaux) au lieu de la vendre à Microsoft. Pourquoi aurait-il fait cela, à dix-sept ans ? Pour acquérir du pouvoir sur les filles ? 

Zadie Smith Feel Free
Zadie Smith (2023) © Alexandra Cameron

Le mythe d’un Zuckerberg sexuellement frustré, motivé par son appétit érotique, ne tient pas debout : à part une brève pause, il sort avec la même femme, une Sino-Américaine, étudiante en médecine puis médecin – aujourd’hui son épouse – depuis 2003. Pourtant, à la fin de The Social Network, on voit Jesse Eisenberg avachi devant son ordinateur portable, encore obsédé par Erica, béguin depuis longtemps disparu, pour laquelle il fait une « demande d’amie » sur Facebook, en ne cessant de rafraîchir sa page dans l’attente d’une réponse.

La fausse piste proposée par The Social Network veut-elle dire quelque chose de notre époque ? Sert-elle à dissimuler une facette peu romantique de la société contemporaine ? L’énigme serait banale : Mark Zuckerberg aime programmer. Hélas, la solitude de l’homme devant son ordinateur n’est pas vendeuse. Lorsqu’elle observe Zuckerberg à la télévision, Zadie Smith attend en vain l’ironie et le sarcasme dégagés par Jesse Eisenberg. Le profil publié par The New Yorker donne une idée plus juste du jeune milliardaire : Zuckerberg parle de son intérêt pour le minimalisme, les révolutions et « l’élimination du désir », ainsi que de sa passion pour la Grèce antique.

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La fracture entre les générations 1.0 et 2.0 serait-elle le reflet de la fracture entre Rome et Athènes ? Zadie Smith voit dans le personnage incarné par Jesse Eisenberg des échos de la trahison et de l’excès romains, tandis que Zuckerberg ferait plutôt stoïque, voire grec (l’essayiste semble ignorer le courant stoïque chez les Romains, tels Sénèque et Marc Aurèle). Contrairement à son avatar cinématographique, Zuckerberg n’aurait jamais baisé une groupie dans les toilettes, ni quitté sa copine médecin en faveur d’un mannequin Victoria’s Secret. Le vrai Mark Zuckerberg n’a rien à cacher ; ayant éliminé le désir, il peut se permettre une transparence absolue, cela ne lui coûte rien d’abolir la vie privée. Selon Zadie Smith, l’Internet ouvert, celui de Facebook, repose sur la fadeur.

Ses considérations sur Facebook l’amènent à songer au roman La salle de bain (1985) de Jean-Philippe Toussaint, livre qu’elle enseigne à la fac. Alors qu’elle l’estime expérimental, du fait que les personnages n’ont aucune intériorité, pour ses étudiants il s’agit d’un roman réaliste, aussi réel que l’univers minimaliste de Zuckerberg. Cela n’empêche pas Zadie Smith de rêver d’un Internet impossible ; plutôt que celui «  à pensée uniforme », elle imagine un réseau qui s’adresserait à des gens 1.0 : « Une personne avec une vie privée, une personne qui constitue un mystère pour le monde et – le plus important – pour elle-même ». Une personne qui réfléchit, telle Zadie Smith.