Albert Camus avait projeté de rassembler certains de ses écrits politiques dans un volume qui ferait suite aux trois Actuelles, et dont il avait établi sur deux feuillets une liste de titres, insérée dans une chemise sur laquelle il avait écrit : « Pour Actuelles IV ». Francine Camus et René Char avaient envisagé d’éditer le recueil, mais la publication en fut finalement suspendue. En 2022, Vincent Duclert suggère à Catherine Camus de reprendre le dossier et de mener à terme la publication d’Actuelles IV, volume qui paraît donc trente ans après Le premier homme (1994). Pour promouvoir Actuelles IV, un bandeau rouge déclare : « CAMUS Un recueil pour aujourd’hui ». Que Camus soit un auteur « pour aujourd’hui », la parution concomitante de deux ouvrages qui lui sont consacrés en témoigne.
« Pour Actuelles IV », Camus avait songé à reprendre des textes (articles, conférences, réponses, appels, entretiens, lettres…) déjà parus, et avait noté une suite de titres, sans aucun plan, sans respect de l’ordre chronologique. Juste un listing donc (donné en annexe, p. 441-442). Un catalogue qui semble ne pas pouvoir être publié tel quel puisque ni Francine Camus et René Char (qui remettent de l’ordre dans la liste de Camus, répartissent les articles en huit sections, et en écartent quelques-uns, comme le révèle le « dossier d’édition de 1960 », reproduit dans les annexes, p .443-449) ni les éditeurs actuels (qui ont, eux, rangé les textes sous cinq rubriques) n’ont suivi les succinctes indications de l’auteur.
Pour « la présente édition », Catherine Camus et Vincent Duclert ont naturellement intégré tous les textes envisagés par Camus, auxquels ils en ont ajouté d’autres, « en cohérence avec le projet de l’auteur » (pour justifier la présence des textes hors liste, la formule est rituelle). Le résultat est un recueil artificiellement grossi (Camus avait retenu une cinquantaine de titres, les éditeurs d’Actuelles IV doublent la collecte : plus d’une centaine d’écrits divers). Tous les titres figurant dans la liste de l’écrivain datent de l’après-guerre : le premier (« Sommes-nous des pessimistes ? ») de mai 1946, le dernier du 10 décembre 1957 (Discours de Suède). Soucieux de ne pas revenir sur des sujets déjà abordés dans les précédentes Actuelles, Camus choisit des articles qui évitent d’évoquer les controverses consécutives à la parution de L’homme révolté (débats au cœur d’Actuelles II) et les divergences politiques liées au « drame algérien » (traité dans Actuelles III), pour retenir des écrits qui renvoient à d’autres événements, évoquent d’autres combats, d’autres engagements, assurément moins connus, plus confidentiels que ceux liés à la Résistance, à la querelle avec Sartre ou à « la question algérienne ».
La première section, intitulée « Le parti de la liberté », comprend deux séries de textes plaidant la cause de la liberté et des hommes qui meurent pour elle. Une série qui rend hommage à « l’Espagne républicaine, aujourd’hui dispersée par le monde, trahie par ses alliés et ses amis, oubliée de tous » et prend la défense de condamnés à mort par Franco, une autre qui traite des manifestations ouvrières noyées dans le sang dans les pays de l’Est (émeutes à Berlin-Est et en Pologne, à Poznan, en juin 1953) et, surtout, de l’insurrection hongroise de 1956 écrasée par les chars russes. Des événements qui ouvrent les yeux de Sartre (ce dernier cessera son compagnonnage avec le Parti communiste français après la répression de l’insurrection de Budapest) mais n’étonnent guère Camus : « Nous connaissons aujourd’hui la tristesse d’avoir eu raison en refusant de considérer les régimes de l’Est comme révolutionnaires et prolétariens. » Pour l’écrivain qui ne cesse de réaffirmer que la « valeur suprême, le bien dernier pour lequel il vaut la peine de vivre et de combattre, reste toujours la liberté », toutes les tyrannies (qu’il s’agisse de la dictature franquiste, de la tyrannie hitlérienne ou stalinienne) doivent être combattues, et tant dans ses actes que dans ses textes, « avec entêtement », Camus prend le parti de la vérité et de la vie, des droits et libertés de tous.
La seconde section, intitulée « D’un intellectuel résistant », regroupe également des textes militants, mais aussi des écrits plus personnels, qui mettent davantage l’accent sur la manière dont Camus voit son métier (de journaliste, d’écrivain, de penseur), l’exigeante tâche de « penser correctement sa vie et son temps ». Articles, réponses et entretiens lui permettent de préciser sa vision du monde, son échelle de valeurs (sens de l’honneur, passion de la liberté, quête de la vérité, amour des hommes), de définir (par le biais d’écrits consacrés à Delacroix, Tolstoï, Dostoïevski ou Pasternak) les devoirs attachés au rôle des artistes et de l’intellectuel « responsable » (« Réponse à Domenach », 1955).

La troisième partie, intitulée « Le seul espoir », est la plus homogène : elle regroupe des chroniques parues dans L’Express (mai 1955-février 1956). Ces articles abordent toutes sortes de sujets, mais leur format court (leur longueur excède rarement deux pages) interdit à l’auteur les longs développements, et les propos (médium oblige) restent mesurés (aucune polémique ouverte), versent souvent dans des généralités peu engageantes (l’euphémisme, les termes feutrés ou les grands mots consensuels – honneur, liberté, justice… – sont la règle dans les articles politiques « sensibles »).
Les deux dernières parties de l’ouvrage (IV « Discours de Suède, derniers propos » ; V « Correspondance retrouvée ») relèvent surtout du choix des éditeurs. Le premier « Discours de Suède » (10 décembre 1957) excepté, les textes, retenus ou non par Camus, sont d’un intérêt tout relatif.
La parution posthume du Premier homme fut une découverte, Actuelles IV n’en sera pas une, puisque la matière de ce livre, abstraction faite de quelques inédits fort mineurs, est constituée de textes déjà publiés ailleurs, et connus des lecteurs des Œuvres complètes (Gallimard, 4 vol.). Mais ces écrits politiques dispersés, ainsi rassemblés, prouvent avec éclat que Camus est resté jusqu’au bout un intellectuel engagé, droit dans ses convictions de gauche (« je suis pour la gauche, malgré moi et malgré elle », derniers propos, 14 décembre 1959), ayant toujours mis sa plume, non « au service de ceux qui font l’histoire », mais « au service de ceux qui la subissent » (Discours de Suède, 10 déc. 1957).
Albert Camus & et la nature contre l’histoire part d’une louable intention : prouver qu’Albert Camus, l’une des rares plumes à avoir condamné l’utilisation de la bombe atomique (« la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie », Combat, 8 août 1945) et penseur ne cessant d’en appeler à la « mesure », de déplorer que l’homme se soit « séparé du monde » (le mot « nature » n’est pas un mot de Camus ; il lui préfère nettement le mot « monde », l’un de ses « dix mots préférés », OC IV, p. 1107), avait la plus claire conscience des dangers de « tout sacrifier à l’histoire, à la raison et à la puissance ». Incontestablement, il y a chez Camus une sensibilité écologique, une instinctive défense de la sobriété, une condamnation du progrès, de la civilisation occidentale qui a voulu « dominer le monde », comme le prouve la pertinente sélection des textes choisis, mais cela ne saurait suffire à faire de lui un « précurseur de la décroissance ». Et ce d’autant moins que, si Camus s’est toujours senti solidaire des salariés, des ouvriers (« qui sont de mon sang »), il ne dit mot de l’agriculture, des paysans ou de la condition paysanne. Cet angle mort dans sa pensée est d’époque : après guerre, c’est le sort de la classe ouvrière (potentiellement révolutionnaire) qui occupe l’attention des intellectuels de gauche, et les effets pervers de la révolution industrielle (la révolution agricole d’alors est totalement invisible) sur notre planète ne sont pas encore à l’ordre du jour – loin s’en faut. Estimable, la thèse des deux auteurs souffre de tomber dans l’anachronisme historique, de trop solliciter les textes pour leur faire servir une volonté démonstrative.
Aurait-on perdu Camus, qu’il faille le retrouver ? À en juger par l’immense gloire dont bénéficie le Prix Nobel 1957, il ne semble pas que Camus risque l’oubli, encore moins de ne plus être lu et enseigné dans les classes. L’auteur de L’étranger n’a vraiment pas à être « retrouvé » ; aussi le titre Retrouver Camus ne trouve-t-il son sens qu’en faisant pièce à Oublier Camus (La Fabrique, 2023) que Faris Lounis et Christian Phéline prennent pour cible. Engagé, assurément partial, mais informé et incisif, le livre d’Olivier Gloag met à mal quelques légendes attachées au nom de Camus, pose de fort bonnes questions, et mérite, pour être réfuté, d’être à tout le moins entendu, et pris en considération. Telle n’est guère l’optique des auteurs qui ne voient dans Oublier Camus qu’un « libelle », un « pamphlet », un « réquisitoire », un « procès à charge », etc., dans l’erreur sur toute la ligne. Fort de ce parti pris expéditif et catégorique, les deux auteurs s’estiment quittes d’entrer dans le débat, de discuter des thèses en jeu. Le résultat, naturellement, est un écrit de circonstance (l’attestent « Références et remerciements », p. 115) moins attaché à « lire ou relire » Camus qu’à régler des comptes (passablement embrouillés pour qui n’a pas lu Oublier Camus), et qui, en dépit de ses bonnes intentions (ne tomber ni dans « le blâme » ni dans « la glorification sans réserve »), instrumentalise et fausse les textes, donne dans le déni, défend l’indéfendable (non, Camus n’est pas misogyne, sexiste), et, loin de « retrouver l’œuvre de Camus pour ce qu’elle dit vraiment », inévitablement retrouve… le Camus tel que le révère le mythifiant discours dominant.