Gabo au rendez-vous

Sa haute stature d’écrivain, noble père Nobel, abritait ce petit bonhomme aux traits orientaux, souvent interpellé à Paris au temps de la guerre d’Algérie parce qu’on le prenait pour un Arabe. Et certes, sa curiosité d’écrivain, avide des choses de ce monde, le rendait suspect. Mais quelle autorité aurait pu réduire au silence l’une des plus grandes voix d’Amérique latine, celui que Claude Couffon assimilait au Gran Lengua de Miguel Ángel Asturias, son prédécesseur à Stockholm, griot latino-africain, hablador colombien et bavard oraculaire ? Et maintenant qu’il n’est plus que terre et cendre – muta polve, eût dit Verdi (Don Carlo) –, sa voix nous revient, miraculeuse, comme si l’âme du mort flottait au-dessus du sépulcre. Ses deux garçons l’ont perçue et son éditeur l’a gravée sur le marbre. Oui, Gabriel García Márquez nous revient avec un nouveau livre, Nous nous verrons en août, nous conviant à un rendez-vous. Un rendez-vous parmi les tombes.

Gabriel García Márquez  | Nous nous verrons en août. Trad. de l’espagnol (Colombie) par Gabriel Iaculli. Grasset, 144 p., 16,90 €
Gabriel García Márquez | L’atelier d’écriture : comment raconter une histoire. Trad. de l’espagnol par Bernard Cohen. Préface d’Alexandre Lacroix. Seghers, 332 p., 21 €

Nous sommes toujours aux Caraïbes, non loin du mythique Macondo, cerclé de solitude, mais quittons le continent pour, bravant les flots déchaînés et la tempête sous le crâne du scribe, gagner une île. Serait-ce l’embarquement pour Cythère ? Certes, l’amour est au rendez-vous. Et plus encore, le désir, le plaisir, et son fouet agité par Baudelaire qui, par le flux poétique, entendait assagir sa douleur. Son âme esseulée ? García Márquez – Gabo, pour ses intimes – entend, une ultime fois, en recouvrant ses cordes vocales, dérouler ses gammes musicales autour de son thème favori. Ce n’est plus, certes, L’amour aux temps du choléra, ni De l’amour et autres démons, mais l’enclos reste le même : une femme aussi désireuse que désirable, un homme lesté d’indifférence, une chambre nue et la nuit propice, disons même propitiatoire. Voilà, donc, cette femme, faisant offrande de son corps, dans le défi des dieux, le déni de l’ordre marital.

Gabriel García Márquez l L’Atelier d’écriture : comment raconter une histoire - Gabo
L’exposition « L’année magique de Gabriel García Márquez à Buenos Aires, 50 ans après la publication de « Cent ans de solitude » » (2017) © Soledad Amarilla/Ministère de la Culture (Argentine)/Flickr

En six escales, et donc six voyages, l’histoire nous est donnée. Mais économe comme sait l’être un scénario, ceux-là mêmes qu’analyse L’atelier d’écriture, quand García Márquez explique à ses étudiants « comment raconter une histoire », telle est la structure de ce récit, dont deux volets, le premier (« Nous nous verrons en août ») et le troisième (« La nuit de l’éclipse »), furent publiés du vivant de l’auteur – dans la revue colombienne Cambio et le quotidien espagnol El País. Et pour cela plus achevés. Le romancier, stoppé dans sa fièvre par l’âge égrotant, envisageait un foisonnant roman, et il nous livre – mais ce sont ses enfants et son éditeur qui le délivrent – une longue nouvelle en quelques éclats autour d’une femme qui, fidèle à la mémoire de sa mère désireuse d’avoir sa sépulture dans cette île (on saura pourquoi à la fin), s’y rend huit années durant, toujours à la même date anniversaire – le 16 août – pour, à l’âge de quarante-six ans, et pendant quatre autres années, y chercher un amant. Comme le dit Gabo à ses élèves dans L’atelier d’écriture, toute narration naît d’une idée, matérialisée en quelques mots, qu’il faut ensuite habiller de chair : « Mon livre Le Général dans son labyrinthe est né d’une seule phrase : « Au bout d’un long et pénible voyage sur la rivière Magdalena, il est mort à Santa María, abandonné par ses amis ». J’ai écrit deux cent quatre-vingts pages à partir de ces mots. »

Sauf qu’ici le temps aura manqué pour ce roman qu’il envisageait – « histoires d’amour de gens âgés » –, comme il le déclara en lisant son premier chapitre à la Casa de América de Madrid. Et, le sachant, nous voilà frustrés. Mais comment faire la fine bouche devant la toute-puissance du verbe ? « Elle revint dans l’île le vendredi 16 août par le bac de trois heures de l’après-midi. Elle portait un jean, une chemise écossaise à carreaux, des chaussures simples à talon plat, sans bas, une ombrelle en satin, son sac à main et, pour tout bagage, une mallette de plage. Sur le quai, dans la file des taxis, elle alla droit vers un vieux modèle rongé par le salpêtre de mer. Le chauffeur l’accueillit avec un salut amical et la conduisit en avançant cahin-caha à travers le village indigent avec ses bicoques de torchis, ses toits de palmes de sabal et ses rues de sable brûlant face à une mer en flammes. » Nous retrouvons la voix marquézienne qui exprime plus qu’elle ne dit et campe, en quelques mots, un décor tropical mangé au sel, une ardeur renversante, et une femme d’élégance simple dans une voie de retour affrontant sable et salpêtre, et les misères du temps. 

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Le récit qui débute, comme il se doit, in medias res, nous la montre en son neuvième pèlerinage sur la tombe de sa mère, enterrée loin des siens, dans cette île que l’on gagne après quatre heures d’une traversée tumultueuse. Tout un rituel est en place, le même taxi l’attend, et la même fleuriste lui remet le bouquet de glaïeuls qu’elle déposera sur la tombe. Un rapide rappel nous apprend qu’elle est mariée depuis vingt-six ans, qu’elle arriva vierge au mariage, et que tout dans sa vie est réglé comme du papier à musique : son mari est chef d’orchestre, son fils premier violoncelle de l’orchestre symphonique national, et sa fille est douée de l’oreille absolue ; au demeurant, elle s’appelle Ana Magdalena Bach, un patronyme de circonstance. Et donc elle apparaît, d’entrée de jeu, comme « la visiteuse la plus ponctuelle du petit village ».

Gabriel García Márquez l L’Atelier d’écriture : comment raconter une histoire - Gabo

Mais voilà que cette routine se trouve, cette année-là, dérangée : le serveur n’est plus le même et la chanteuse mulâtresse interprète des « boléros tristes » ; alors monte en elle un sentiment de solitude – tout Márquez est là – et d’humiliation, jusqu’à apercevoir au bar « un homme singulier vêtu de lin blanc, aux cheveux argentés » qui a l’air « aussi seul au monde ». Les tables se rapprochent, l’alcool au milieu, elle s’en tient à son gin habituel, et, au fil d’un échange d’une totale banalité, voilà, tout soudain, que son désir – d’affranchissement ? d’accomplissement ? – explose : « On monte ? », s’écrie-t-elle. Comment s’étonner qu’au terme d’une nuit torride de plaisir, à son réveil, alors que l’amant a quitté sa couche, elle découvre, entre deux pages de son livre de chevet (le Dracula gothique de Bram Stoker), un billet de vingt dollars ?

La chute est des plus savoureuses et ce récit constitue la nouvelle la plus achevée de l’ensemble, tout comme le chapitre 3 où, après une incroyable partie de jambes en l’air dans la luxueuse limousine de l’amant de cette année-là, elle découvre, plus tard, qu’elle a couché avec un serial killer. Pour le reste, la faim demeure, et l’on ne saura rien du mari musicien qui semble avoir été, de son côté, un chaud lapin, ni du fils qui fit frémir de bonheur Rostropovitch, ni de la fille punk sur les bords qui finit par entrer au couvent. La vieillesse et la maladie du romancier nous ont privés de ces tours exotiques. La belle tête pensante de celui que Vargas Llosa avait, naguère, qualifié de « Déicide » – rival victorieux du Créateur –, a fléchi : « La mémoire est à la fois ma matière première et mon instrument de travail. Sans elle, il n’y a plus rien », déclarait-il à ses deux fils.

Dix ans après la mort de leur père, qui avait rejeté ce récit comme inaccompli, Rodrigo et Gonzalo l’ont ressuscité, avec la complicité de Cristóbal Pera, l’éditeur, qui, dans sa longue et émouvante postface, nous explique sa restauration du « tableau d’un grand maître ». Que dire de plus ? Le sixième voyage s’achève sur un sac d’os rapatriés de l’île, comme si, dans cette conclusion fulgurante digne du grand Márquez, l’auteur ramassait ses dés. Mais, à la seconde lecture de ce bref récit, le plaisir du texte l’emporte sur la frustration.