Le monde d’avant est de retour

La reprise d’activité des librairies et des maisons d’édition s’accompagne d’une première salve de parutions consacrées à la pandémie. Ces écrits à chaud prennent place dans un contexte exceptionnel, où nul texte, nul auteur, n’a encore proposé de pensée ou de récit faisant autorité sur l’événement. Que font ces textes de cette liberté relative ?


Par ici la sortie ! (Cahiers éphémères et irréguliers pour saisir ce qui nous arrive et imaginer les mondes de demain). Numéro 1, juin 2020. Seuil, 196 p., 14,90 €

Tracts de crise. Un virus et des hommes (18 mars/11 mai 2020). Gallimard, coll. « Tracts », 558 p., 17 €


Nous n’étions pas encore « déconfinés » depuis un mois que les premières parutions sur la « crise » et sa « sortie » étaient déjà sur les étals des librairies. Peut-être faudrait-il seulement rire d’un tel empressement à la fois intellectuel et éditorial, ou plutôt commercial ; mais l’immédiateté de ces parutions par rapport à l’événement qu’elles traitent leur donne un intérêt contextuel, celui des textes « sur le vif », plus fort, sans doute, que leurs mérites intrinsèques.

Par ici la sortie ! et Tracts de crise : le monde d'avant est de retour

© Jean-Luc Bertini

Rédigés et publiés alors que l’événement est encore relativement dépourvu de récits et de pensées faisant consensus, ces ouvrages jouissent d’un espace largement ouvert pour l’affrontement d’idées, puisqu’il est impossible de se référer à des autorités intellectuelles et littéraires qui restent à construire sur le sujet. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est justement la possibilité d’un débat antagoniste pour savoir qui fera autorité à plus ou moins long terme, pour habiller l’événement d’une intelligibilité mieux cadrée. Ainsi perçu, l’investissement des idées et des textes dans cette bataille forcément urgente permet de dégager des pistes de réflexion sur ce que nous traversons ; et cela, moins avec ces auteurs et autrices qu’à leur propos, en postulant que la puissance de ces pensées repose plus sur leur situation momentanée que sur leurs qualités propres, parfois époustouflantes, souvent indigentes, mais dont l’évaluation définitive doit raisonnablement être différée.

L’autorité dont il est question est avant tout affaire de formes, choisies par les éditeurs et les auteurs pour s’engager en « première ligne » de la pensée de la pandémie. Même si Bernard-Henri Lévy (Ce virus qui rend fou, Grasset) et Ivan Krastev (Est-ce déjà demain ?, Premier Parallèle) ont plutôt avancé en solitaire, la plupart de ces livres sont collectifs. Ils mettent en avant la liberté offerte à chaque auteur d’écrire ce qui lui plaît, soit sous forme de tribune faiblement contrainte pour les Tracts de crise, collection de courts formats dirigée par Régis Debray aux éditions Gallimard depuis l’année dernière, soit dans un cadre plus serré mais polyvalent pour le premier numéro de la revue Par ici la sortie !, tout juste lancée par un grand concurrent, les éditions du Seuil (son nom complet étant Cahiers éphémères et irréguliers pour saisir ce qui nous arrive et imaginer les mondes de demain).

Cette exaltation du collectif et de la liberté individuelle – qui a en outre l’avantage de faciliter une parution aussi rapide – permet en réalité de reconduire les hiérarchies anciennes du débat public, en donnant la parole à des autorités du « monde d’avant », c’est-à-dire déjà bien établies, bienvenues dans les médias et habituées à discuter entre elles, plutôt que de nous faire entendre la voix de celles et ceux qui manquent de place, que l’épidémie et le confinement avaient pourtant mis sur le devant des préoccupations sociales, même si plusieurs textes affrontent pleinement la question – notamment, dans Par ici la sortie !, celui du philosophe Yves Citton.

Par ici la sortie ! et Tracts de crise : le monde d'avant est de retour

Ces choix éditoriaux et formels ont leur pertinence, mais ils ne sont pas sans conséquence : le choix de Par ici la sortie ! d’accorder beaucoup de place aux pensées invitées permet un déploiement des idées dans un effort de nuance et d’humilité qu’interdit absolument la brièveté des Tracts de crise. Ces derniers font la part belle à des textes qui cherchent plus à frapper qu’à convaincre, malgré des prouesses éparses, parfois directement écrites pour la collection elle-même (Johann Chapoutot), parfois intégrées à celle-ci a posteriori (le grand texte d’Arundhati Roy sur le confinement en Inde). La comparaison entre les « tracts » de Gallimard et la revue du Seuil met ainsi en scène la dimension éthique de ces choix formels, que rejoue in fine le choix des auteurs. Si l’on sent que les « tracts » veulent assembler des auteurs de tout horizon, passant sans problème du ministre Bruno Le Maire au voyageur Sylvain Tesson et de l’historien Pascal Ory à la présentatrice Claire Chazal, on a aussi l’impression d’une absence totale de valeur de chaque texte en soi, méticuleusement construite par l’anthologie.

Sur cet étrange plan d’écriture, il semble se jouer quelque chose de ce que Pierre Bourdieu prophétisait à propos des chaînes télévisées d’information en continu, à savoir une « circulation circulaire » de la pensée et des récits. Bourdieu dénonçait la construction d’un espace médiatique où la valeur d’une information reposerait sur le simple fait qu’une autre chaîne en parle, créant des effets d’écho en vase clos. Dès lors, chaque fait, chaque idée ne se réfère plus à la réalité ou à une méthode pour l’approcher, mais à l’écho créé par l’organisation médiatique. Certains « tracts », laissés libres de dire littéralement n’importe quoi, montrent crûment cette circulation circulaire que n’a certainement pas inventée le virus : la pandémie y est tour à tour perçue comme le révélateur d’une société hébétée par la fête consumériste et nombriliste (Danièle Sallenave), d’une humanité haïssable car destructrice (René Frégni), d’un « confinement mental » de nos sociétés (Pierre Jourde), voire de « l’inappropriation totale à la situation » des réactions de « trop de gens » (Alain Badiou).

Le choix éditorial et formel de Gallimard se rejoue ainsi dans un débat d’idées faussement contradictoire, puisque toutes les potentialités critiques de certaines intervenantes comme Annie Ernaux sont neutralisées par le principe de l’ouvrage, qui ne peut se lire sans biais de confirmation : chaque lecteur, chaque lectrice pourra y trouver de quoi confirmer ses opinions, puisqu’il ne s’agit que de cela – un éventail non hiérarchisé d’opinions excluant les extrêmes. La situation de chaque texte comme de l’ensemble, au fond démagogique, rend particulièrement sensibles l’appropriation et le dévoiement du terme de « tract » : texte sans auteur, distribué de main en main, affirmant un propos clair et collectif, le voilà édité par une grande maison et dépendant de grands auteurs, pour souvent ne rien revendiquer. La boucle est bouclée de façon absurde avec la publication d’un tract « grand format » signé Jean-Noël Jeanneney : prosaïquement, ceci peut simplement s’appeler un livre. D’autres termes étaient pourtant possibles : tribune, libelle, placards, manifestes, etc. L’autoritarisme à l’œuvre dans l’ensemble des Tracts de crise est d’autant plus dérangeant qu’il se présente comme un débat d’idées contradictoire et ouvert, alors que, indépendamment de la singularité de chaque texte, il s’organise comme débat faussement vrai ou vraiment faux – pour reprendre encore Bourdieu.

Par ici la sortie ! et Tracts de crise : le monde d'avant est de retour

D’autres débats sont possibles et souhaitables, et Par ici la sortie ! le montre avec force, faisant le choix inverse de pensées étalées quoique cadrées, étendues mais dirigées. En ressort un panorama transdisciplinaire riche et précautionneux pour s’aventurer dans l’imbroglio de ce déconfinement. Le dialogue de Michaël Foessel et Jean-Claude Monod avec Robert Esposito, la pensée « endémique » d’Yves Citton ou l’histoire internationale sanitaire de Sylvia Chiffoleau, offrent des outils immédiats et passionnants pour penser notre actualité – et font oublier d’autres articles peu convaincants. La forme sert ainsi d’autres imaginaires, assumant honnêtement la dimension éminemment politique voire idéologique que ces textes peuvent moins que d’autres fuir au vu du contexte. L’orientation de ces opinions, nécessairement grossière pour un premier bilan d’étape, est dans ce cadre riche d’enseignements.

En premier lieu, un conservatisme plus ou moins avoué caractérise de nombreux textes, s’appuyant notamment sur le mépris déjà noté des fameux « gens » – dans le cas du Virus qui rend fou de Bernard-Henri Lévy, c’est la seule trame d’un livre bilieux. Conservatisme du mépris, qui s’accompagne naturellement d’une défense faite à la critique des puissants, y compris dans Par ici la sortie ! où la psychanalyste Élisabeth Roudinesco voit dans les critiques faites à Emmanuel Macron la résurgence d’un imaginaire antisémite, percevant en lui « l’incarnation du virus juif », doublée d’une attaque à Brigitte Macron perçue comme « bouc émissaire » en tant que « femme, sorcière et séductrice ». Ces opinions contre-factuelles forment une première tentative de mise en récit réactionnaire et légitimiste de ce qui nous arrive, et affrontent d’autres analyses et opinions, dont la plus saillante est l’appel à un réformisme social et écologique proposé par l’historien Patrick Boucheron et l’économiste Thomas Piketty. La tonalité conservatrice d’ensemble (et non de détail) des Tracts de crise, celle en général (et non en particulier) plus informée et réformiste de Par ici la Sortie !, dévoilent une lutte d’idées et d’autorités claire, dans un cadre fondamentalement dissensuel.

Une telle lutte a cela de particulier qu’elle risque fort d’être occultée rapidement par l’imposition de consensus ou d’autorités plus affirmées dans un avenir proche, mais qu’elle pèsera sur le long terme du débat – la démarche généalogique le rappelle sans cesse pour les événements passés. Dans une démarche impossible de généalogie inversée, le moment actuel se donne à voir, avec beaucoup de prudence, comme un précieux laboratoire d’observation du débat public et intellectuel, que le virus met à nu dans sa conflictualité, là où, en temps « normal », il cherche plutôt à se montrer dans le fantasme d’un consensus irénique.

Au-delà des idéologies et des opinions de chacun.e, apparaissent ainsi deux conceptions irréductibles de l’autorité en jeu dans l’écriture : une, autoritaire, en quête d’un consensus forcément bâtard ; l’autre, dissensuelle, en quête d’une autorité nécessairement précaire, car toujours à renégocier. Un « monde d’après » vraiment renouvelé peut-il se passer d’une remise en question de ses autorités et de ses possibles autoritarismes, pour une fois bien visibles ?

Tous les articles du n° 108 d’En attendant Nadeau