La fin du monde est à la mode 

Ce qui nous arrive

Parfois, très involontairement, les éditeurs ont le sens de l’actualité. Confiné chez moi dans une maison dans le Val-d’Oise, j’ai lu Générations collapsonautes, sous-titré Naviguer par temps d’effondrement. Date de parution ? mars 2020 ! Quand je sortirai de réclusion, j’enverrai une bouteille de vin (bio) au directeur ou à la directrice de collection (qu’il ou elle nous écrive à la rédaction, je ne me dédirai pas). Écrit par deux spécialistes de littérature et de cinéma, Yves Citton et Jacopo Rasmi, l’ensemble explore les scénarios d’apocalypses environnementales qui guettent notre civilisation industrielle. Par les temps qui courent, la sensation de lecture me rappela celle qu’on éprouve à parler gastronomie au cours d’un bon dîner.


Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement. Seuil, 288 p., 23 € (publié en mars 2020)


De passage à Paris lundi 16 mars, j’ai croisé par hasard un ami russe. Enfin, russe… disons plutôt soviétique. Vous allez comprendre. Il se jette sur moi et d’un geste ample, ravi, royal, balaye la rue Marx-Dormoy et son peuple en déroute : « Ah ! Vous l’avez voulu, le communisme, vous autres Européens ? Le voilà ! Vous l’avez. Des gens qui font la queue et des magasins fermés ! Enfin, vous allez ressentir ce qu’on a vécu ! » Il a vécu trente ans sous Brejnev, Andropov et Gorbatchev. Ça laisse des traces.

Eh oui, les grands projets politiques s’inversent parfois. Regardez la mondialisation, par exemple. Elle nous faisait rêver, avec ses promesses de village global. Et voilà que, par pangolin interposé, elle se métamorphose en son revers absolu : l’immobilité improductive et, pire encore, le confinement. Désireux de chasser ces théories bricolées de ma cervelle et anxieux de savoir comment occuper mon temps jusqu’en mai (ou juin, ou juillet, on ne sait plus trop), je balançais entre relire Chateaubriand pour la huitième fois ou me mettre à l’apprentissage du hittite. Mais, rentré chez moi, j’aperçois sur mon bureau, arrivé juste avant le Covid, Générations collapsonautes, d’Yves Citton et Jacopo Rasmi. Dans ce titre abscons, il y avait un appel et une promesse.

La collapsologie semble encore lointaine à la majorité de la population. Pourtant, un je-ne-sais quoi dans l’atmosphère nous donne la sensation que le terme va commencer à intéresser au-delà des cercles intellectuels et militants. Ainsi, sont collapsologues toutes les thèses développant l’idée que le mode de vie industriel occidental et son corollaire, l’extractivisme minier et l’agro-industrie, excède de très loin les capacités de la planète. De cette contradiction entre mode de vie et mode de production résulte déjà une série de cataclysmes qui n’ont de naturel que le nom et où il faut voir les prémices d’un effondrement civilisationnel plus général. La complexification croissante de nos sociétés et leur intrication au niveau global les rendent à la fois fragiles et lourdement dépendantes de technologies que l’immense majorité d’entre nous ne maîtrisons pas. Une série de chocs déstabilisateurs de natures diverses pourrait fort bien mener à des situations de collapse.

Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement

© Jean-Luc Bertini

Pour se faire une idée, imaginons, au hasard, des populations contraintes de rester chez elles, des queues se formant devant les magasins et une maladie mortelle se propageant à toute vitesse à l’échelle du globe. Ce genre de choses. Très vite, les structures étatiques craquent et laissent le champ libre au chaos… Enfin, la collapsologie repose sur des projections scientifiques (la sixième extinction animale, la hausse des taux de carbone, l’irruption de millions de réfugiés climatiques) et, surtout, sur l’élaboration de scénarios.

S’ils partagent l’essentiel des présupposés évoqués, Yves Citton et Jacopo Rasmi tendent à les nuancer : « C’est parce que nous en vivons nous-mêmes la hantise que nous cherchons à en secouer l’emprise. » Cela s’impose, car la moindre lecture d’un livre de collapsologie plonge dans une intense morosité. (Déjà en temps normal, et à plus forte raison actuellement. Les lecteurs peuvent me remercier d’avoir lu la chose pour eux.) L’idée que l’intégralité de notre mode de vie puisse faire place à des troubles sans fin (chaos total, apocalypse ou/et pénurie complète) a de quoi susciter quelque inquiétude : « L’effondrement systémique – où nous tomberons toutes et tous ensemble à tout instant au sein d’un système intégré d’intra-dépendances – est pour les collapsologues la seule certitude que nous promet l’avenir. »

Si ce n’est à mettre un sérieux coup au moral, à quoi sert donc la collapsologie ? Les auteurs opèrent d’utiles clarifications. Cette perspective apocalyptique possède un versant « de droite », le survivalisme (plutôt américain), pour lequel l’effondrement va arriver malheureusement (car il détruit un mode de vie chéri, le consumérisme). Mais aussi une version « de gauche » qui y voit une aubaine car « elle sera l’occasion d’une massive désaliénation ». L’effondrement vaut alors comme remède aux délires technicistes, au salariat et aux affres du consumérisme. On hasardera que le survivalisme n’est pas non plus exempt de cette dimension salvatrice, l’effondrement étant alors le moyen de retourner à la « nature », au culte martial et autres délices virilistes. Sur d’autres points, Yves Citton et Jacopo Rasmi défendent la dimension religieuse de l’effondrisme (car il relie). Plus généralement, l’ensemble du propos s’inscrit dans un rapport contrasté au néo-paganisme qui hante les franges arty de l’écologie radicale des grandes villes occidentales, tout en se réclamant (presque sans surprise) d’un « devenir nègre » emprunté à Achille Mbembe. À chaque fois, les deux auteurs proposent des analyses mesurées, notamment sur l’équilibre à atteindre entre adhésion aux analyses scientifiques (que faire sans le GIEC ?) et dépassement de l’approche scientiste qui prévaut dans nos sociétés.

Sur tous ces sujets, Générations colapsonautes réalise essentiellement un travail de synthèse. En revanche, on ne s’étonne pas que ce champ d’études intéresse des spécialistes de la fiction tels qu’Yves Citton et Jacopo Rasmi. Car la collapsologie est, par construction, une grande productrice de récits : « Au-delà de l’imaginaire apocalyptique, à dominante survivaliste et à fort impact traumatique – qui risque de nous écraser de peurs et de vertiges, davantage qu’il ne permet de rassembler et solidariser nos forces – d’innombrables récits prédisent les façons dont nos vies se réorganiseront, problématiquement, dans les ruines du capitalisme consumériste. » La lecture de fictions vaut comme « préparation, au meilleur comme au pire : elle pré-scénarise cet avenir en nous le rendant d’ores et déjà familier et en nous conduisant à développer des réponses et des habitudes mentales qui prédisposeront nos comportements de demain – lequel aura donc bel et bien déjà été écrit au moment où il surviendra ».

Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement

On se permettra ici un excursus. Il y a dix ans, la dernière mode en manifestation sauvage, c’était le Comité invisible. Aujourd’hui, de frais jeunes gens brandissent les derniers livres de Pablo Servigne pendant des occupations liées au mouvement Extinction Rebellion. Tout change. Dès L’insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), le Comité invisible avait su s’imposer par sa radicalité mais aussi et surtout par sa langue. Depuis, l’ouvrage a même fait l’objet d’analyses littéraires (s’agissait-il d’autre chose que de littérature ?). À cette poétique de l’écriture politique semble avoir succédé un déploiement de récits fictionnels propre aux effondristes. Le Comité invisible proposait l’immédiateté percutante de ses aphorismes, à laquelle correspond une pratique de l’action directe. A contrario, les collapsologues développent des contes sur la fin du monde, certainement pas tous à dormir debout, loin s’en faut. Là où le mythe suggère une origine, la fiction effondriste nous donne à voir une fin, autrement dit toujours plus ou moins une méditation sur la mort. Comme telle, sa visée a un but moral plus que politique.

Tout pourrait donc se résumer à : « (avant l’échéance) comment vivre bien ? » La fin étant inéluctable, cette interrogation ne saurait être qu’individuelle. D’où son immense différence avec l’utopie, qui ne peut se matérialiser que par l’entremise du collectif. Formulé autrement, l’effondrement nous ramène à l’interrogation singulière : « Que ferai-je, moi, si tout chute ? » Cette solitude du sujet de l’effondrement m’apparaît avec un début de netteté au moment où j’écris ces lignes. Une crise de ce type n’a-t-elle pas pour premier effet d’éparpiller et de laisser au loin les aimé.e.s ?

À un autre niveau, plus métaphorique, l’effondrement dit aussi, entre autres choses, la désintégration de la société et des liens sous le choc des perturbations matérielles. Cette peur larvée fait de la collapsologie un discours qui constitue un symptôme des délitements sociaux que connaissent les sociétés européennes depuis une trentaine d’années. Que la collapsologie soit une projection futuriste de phénomènes vécus aujourd’hui, Citton et Rasmi le remarquent fort justement à plusieurs reprises. Mais alors, dans cette perspective, « se préparer » n’a aucun sens : c’est bien ici et maintenant qu’il faut conduire un combat politique contre les processus de destruction à l’œuvre. Conscients de l’effet démoralisateur et de l’absence induite d’action politique, les auteurs finissent par lâcher (curieusement enthousiastes) : « Faisons comme si l’effondrement avait déjà (eu) lieu ! »

Dans ce cas, la perspective vaut comme un horizon qui ne doit pas sidérer mais orienter la pratique politique. Alors, tout ça pour ça ? En quoi cette perspective serait-elle plus mobilisatrice que les notions d’utopie ou de révolution ? Mystère… Un doute plane sur le projet de Citton et Rasmi consistant à vouloir transformer une perspective génératrice d’affects si tristes en un moteur politique. Mais nous n’en sommes qu’au début de cette interrogation. Disons juste qu’on ne peut que s’étonner de voir les auteurs congédier avec tant de négligence la politique telle qu’elle est vécue par nos concitoyens et l’histoire du mouvement social. Tout cela, sans doute, n’entre pas dans le cercle auto-référentiel des auteurs. Pourtant, un jour, il faudra bien parler à un autre public que celui du Palais de Tokyo et des adorateurs de la Pachamama.

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