Ambroise de mille ans

Grâce à ses cours au Collège de France et à la direction de l’Histoire mondiale de la France, Patrick Boucheron a acquis une notoriété à laquelle peu d’historiens peuvent prétendre. Le médiéviste revient avec La trace et l’aura à ses travaux universitaires plus anciens, en se consacrant aux vies posthumes d’Ambroise de Milan dans une tentative réussie de saisir, sur un temps long, les multiples directions que peut prendre une histoire cherchant à se renouveler.


Patrick Boucheron, La trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècle). Seuil, 536 p., 25 €


Malgré son relatif anonymat – commun à tous les Pères de l’Église, à l’exception notable d’Augustin –, Ambroise de Milan (mort en 397) est bien ce personnage essentiel de l’histoire chrétienne, dans ses premiers siècles comme au long cours. Inventeur avec d’autres de la fonction épiscopale, praticien et théoricien de la pastorale chrétienne, théologien et liturgiste au rôle séminal dans l’histoire de la chrétienté, passeur influent entre Grecs et Romains, sans oublier légendes et histoires hagiographiques qui le représentent à la guerre comme au miracle… Bref, un personnage titanesque, qui, dans l’incognito d’une histoire érudite allant de Plotin à Michel Foucault, a su intéresser bien des auteurs hors des disciplines souvent hermétiques de la patristique – l’étude des Pères de l’Église – et de la philologie.

C’est ce monument que Patrick Boucheron entend analyser dans La trace et l’aura, au mystérieux et trompeur titre en forme de mantra « benjaminien » sacrifiant à la mode lassante du moment. Trompeur en ce que le livre n’est justement pas « du moment » : ce travail se situe dans le prolongement des travaux de l’historien médiéviste depuis une thèse consacrée à l’urbanisme milanais jusqu’à une habilitation à diriger des recherches consacrée, il y a une décennie, à cette question de la mémoire ambrosienne. S’ensuivent travaux collectifs et personnels dans lesquels Patrick Boucheron élabore un programme historique dont La trace et l’aura est l’aboutissement. L’inscription de l’ouvrage dans la carrière de son auteur permet aussi d’éviter toute équivoque sur l’objet de l’analyse : il ne s’agit ici ni d’un commentaire des textes ambrosiens, ni d’une biographie. On pourrait multiplier les « ni » de ce que le livre n’est pas, sans parvenir à lui donner une identité plus précise que celle, commode, d’essai. Mais multiplier les négations ne rendra pas hommage à l’ambition qu’affiche le désormais célèbre historien dans un ouvrage qui, plus peut-être que son Histoire mondiale de la France, recèle la pensée profonde d’un auteur cherchant à mettre en actes et en mots « ce que peut l’histoire ».

Patrick Boucheron, La trace et l'aura. Vies posthumes d'Ambroise de Milan

Francisco de Zurbarán, Saint Ambroise (1627)

L’histoire peut ainsi, à travers la figure d’Ambroise, chercher à entrelacer un personnage historique et ses mémoires, un nom et ses traces monumentales autant que politiques, des fantômes et des oublis parfois ressurgis de passés révolus. C’est du moins ce à quoi vise explicitement le livre dès son début, où dans le sillage de Jean-Claude Milner, Reinhart Koselleck ou encore Jacques Rancière, Patrick Boucheron fait profession d’archéologiste au sens foucaldien : « il s’agit bien de comprendre comment se fabrique une identité politique. Et si cette archéologie a quelque chance de ‟démaquiller le réel” en profanant l’aura du grand nom, c’est en mettant au jour ce que ce souvenir glorieux cache d’artifices mémoriels ». Derrière son apparente simplicité, la problématique de La trace et l’aura cherche à envisager frontalement une histoire complexe, plurielle, dont les enjeux sont toujours des palimpsestes historiques autant que scientifiques : derrière les « vies posthumes d’Ambroise » surgissent une remise en cause des périodisations et structures chronologiques autant qu’une interrogation mémorielle ; sous l’analyse d’une figure sainte affleure une réflexion politique aux fragrances indéniablement foucaldiennes (souci de soi, pouvoir et vérité, etc.). Il s’agit alors pour le lecteur de se frayer un chemin parmi ces traces laissées par Boucheron dans un livre dense mais accessible, permettant des niveaux de lecture infinis.

Le premier chemin de lecture est bien sûr celui balisé par les engagements intellectuels et scientifiques de l’auteur. Pour le lectorat déjà au fait de ces derniers, il s’agit certainement du moins captivant, ou de celui qui irritera à n’en pas douter les nombreux détracteurs du professeur au Collège de France. On imagine sans peine les reproches d’hybris et de superficialité d’une démarche assez propice à être lue comme une succession de recettes et de « trucs ». L’enchaînement des chapitres met ainsi en exergue une volonté hypnotisée de rompre toute continuité chronologique, baladant cahin-caha le lecteur à travers les douze siècles qu’envisage l’ouvrage, tout en proposant par endroits des périodisations régressives, remontant le temps à rebours des habitudes historiennes classiques. Ce tropisme de la démarche illustre avec éloquence l’appartenance historiographique dont Boucheron ne s’est jamais caché : histoire mondiale, connectée, interdisciplinaire, expérimentale si l’on veut, désinhibée sans aucun doute. Plus que ces démarches, on pourra regretter l’inscription liminaire du propos dans un programme philosophique et interdisciplinaire que le livre ne poursuit pas réellement, et c’est tant mieux : ainsi de l’enchaînement quelque peu indigeste de références à Hegel, Derrida, Badiou, Milner, Bastide, qui à nos yeux traduit plutôt les familiarités intellectuelles de l’auteur que celles de son ouvrage.

Cet engagement de l’histoire faite par Patrick Boucheron étouffe souvent médiatiquement le reste de son travail, au risque de méprises et de déformations étonnantes. La trace et l’aura est ainsi l’occasion de rappeler la rigueur et la formidable érudition du médiéviste, jamais prises en défaut dans un texte se donnant la tâche pourtant impossible de synthétiser tant d’histoires et de références en un peu plus de trois cents pages. Le défi est relevé avec brio et profondeur, par un auteur sachant pointer lui-même les limites de ses compétences sans craindre d’en proposer des transgressions possibles. L’essai invite ainsi à repenser sous l’angle d’une archéologie ambrosienne bien des domaines historiographiques avec lesquels il dialogue : de la question de l’histoire du communalisme italien qui permet de retrouver les travaux de Cinzio Violante ou plus récemment d’Élisabeth Crouzet-Pavant à celle des Patarins mis en regard avec l’histoire italienne des Guelfes et des Gibelins, Patrick Boucheron chevauche les mémoires de son Père de l’Église dans un parcours qui interroge de larges domaines de recherche, sachant les problématiser et les aiguillonner de façon stimulante.

Patrick Boucheron, La trace et l'aura. Vies posthumes d'Ambroise de Milan

Patrick Boucheron © Hermance Triay

De ce point de vue, les chapitres consacrés à la liturgie – territoire oublié par la recherche française de la Renaissance – sont parmi les plus enthousiasmants de l’ouvrage et en synthétisent bien des ambitions. La capacité de La trace et l’aura à percevoir dans la réforme tridentine de l’Église et la liturgie ambrosienne, sous la férule du cardinal Charles Borromée (archevêque de Milan entre 1564 et 1584), les traces de toutes ces mémoires et de tous ces fantômes, laisse espérer que d’autres recherches viendront compléter ces esquisses. Seul bémol à cet enthousiasme, facilement explicable par les spécialisations et périodisations du champ historique : l’absence de références à certains travaux sur la réforme catholique venus souvent d’Italie (on pense aux ouvrages d’Adriano Prosperi, Paolo Prodi ou encore Massimo Firpo) ou plus rarement de France (Alain Tallon).

Ambroise de Milan se démultiplie sous la plume de Boucheron, se fige dans les pierres mouvantes de l’architecture milanaise, dans les chants des églises lombardes et les querelles politiques italiennes. Le goût de l’auteur pour l’analyse historique de concepts exogènes à la discipline confronte alors le saint catholique à des termes qu’on lit peu dans la littérature patristique ou théologique ; fantômes et spectres côtoyant sans ambages l’aura de Benjamin et la mémoire de Mona Ozouf, ici réévaluée. Cette capacité d’acclimatation proprement interdisciplinaire, en dépit des réserves précédentes, n’a rien d’un ressort convenu et permet de tisser le fil rouge d’histoires apparemment disjointes autour d’Ambroise, dont on découvre au fil de la lecture qu’il les noue pourtant toutes.

Réussir un parcours historique si virtuose sans tomber dans une quelconque superficialité est une gageure qui justifie à elle seule qu’on lise La trace et l’aura. Les détracteurs de Patrick Boucheron, souvent horrifiés par sa volonté d’enfin émanciper l’histoire du roman national, ont pu le grimer en « fossoyeur du grand héritage français » (Alain Finkielkraut) ou en preneur d’otages de la discipline historique (Pierre Nora) quand ce n’est pas l’extrême droite qui fait de lui le grand dissolvant de la France éternelle… Ces incontinences réactionnaires n’ont pas d’autre intérêt que de révéler les artifices d’un air du temps à l’intellectualité factice, et on espère qu’entre autres réussites La trace et l’aura pourra, sur un sujet moins clivant, convaincre ses lecteurs que Boucheron est un historien majeur de notre temps, qu’on devrait lire avec moins d’émotion militante et plus de rigueur et d’honnêteté. Au crédit de l’historien, ses zélateurs ont de quoi mettre en avant l’exhumation à nouveaux frais et pour un public élargi de la figure d’Ambroise de Milan, restituée à travers l’archéologie des vies posthumes et des mémoires sédimentées sur tant de siècles.

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