Communauté, immunité

Ce qui nous arrive

Comment, dans l’actuelle pandémie mondiale de Covid-19, penser les limites des biopolitiques ? Comment les normes portant sur la vie prennent-elles en compte la possibilité même de la mort ? En opposant les termes de communauté et d’immunité, Roberto Esposito réfléchit à la façon dont les systèmes d’immunisation peuvent, dans certains cas, se retourner contre celles et ceux qu’ils sont censés protéger. Alors que les mesures sanitaires de confinement conduisent à couper un certain nombre de liens sociaux, deux livres du philosophe italien, traduits en 2000 et 2010, aident à penser un autre genre de communauté.


Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté. Trad. de l’italien par Nadine Le Lirzin. Préface de Jean-Luc Nancy. PUF, 166 p., 15 € (publié en 1998 ; traduit en 2000)

Roberto Esposito, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique. Trad. de l’italien par Bernard Chamayou. Amsterdam, coll. « Les Prairies ordinaires », 256 p., 15,30 €, (publié en 2008 ; traduit en 2010)


L’apport de l’œuvre du philosophe italien Roberto Esposito à la pensée de la communauté vient de ce qu’il invite à la considérer, non comme une appartenance, une propriété, voire une appropriation, mais bien comme une dette ou un manque. Esposito rappelle qu’une racine étymologique de la communauté est le munus : l’offrande, la charge, le don à l’autre. Prévaut toujours dans ce cas la réciprocité du don, ce que Mauss appelle le cercle du don. Ainsi, la communauté est définie comme obligation envers l’autre plus que comme appropriation d’un commun, qu’il soit le territoire, la valeur, la loi, la langue, etc. « Il en résulte que la communitas est l’ensemble des personnes unies non pas par une “propriété”, mais très exactement par un devoir ou par une dette ; non pas par un “plus”, mais par un “moins”, par un manque, par une limite prenant la forme d’une charge, voire d’une modalité défective, pour celui qui en est “affecté”, à la différence de celui qui en est “exempt” ou “exempté”. »

On voit bien là ce qui tranche avec les philosophies traditionnelles de la communauté. Le commun n’est plus caractérisé par le propre, mais par l’impropre ou par l’autre. Le sujet est celui qui est tenu de remplir un office, qui répond à cette dette et qui dès lors s’altère. Inversement, l’immunité (à partir de la même étymologie du munus) caractérise le sujet dispensé de cet office et qui n’est pas touché par cette altération. Or l’immunité apparaît à Esposito, à travers les philosophes qu’il lit – de Hobbes à Heidegger en passant par Kant –, comme la réponse moderne à la brèche fondamentale de la communauté. « Les individus modernes deviennent vraiment tels – c’est-à-dire parfaitement in-dividus, individus ‟absolus”, délimités par une ligne frontière qui à la fois les isole et les protège – seulement s’ils se sont préalablement libérés de la “dette” qui les lie les uns aux autres, s’ils sont exemptés, exonérés, dispensés de ce contact qui menace leur identité en les exposant à un possible conflit avec leur voisin, en les exposant à la contagion de la relation. » L’État immunise la communauté car il voit cette dette ou cette contagion comme un mal ; et bien plus encore avec les moyens techniques et technologiques actuels. C’est ainsi qu’il met en place des politiques de la vie opposant un corps propre sain et un danger qui vient du dehors, quel qu’il soit. Il fait de l’immunité un outil de gestion de la communauté.

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Il n’est pas étonnant que les politiques aujourd’hui appliquent le vocabulaire de la guerre au terrorisme ou au virus. Ces « guerres » actuelles mêlent étroitement le biologique et le militaire. Or non seulement il est illusoire, on le voit dans la crise que nous traversons, de penser pouvoir immuniser de façon égale toute la communauté, mais cette politique doit faire aussi avec l’éventuelle auto-immunité du système immunitaire. À vouloir prendre tout pouvoir sur la vie individuelle, elle a du mal à affronter la mort, et en particulier d’un point de vue collectif. Retrouver le lien à ce manque originaire qui ferait qu’on ne défendrait pas contre le virus quelque chose que nous aurions en propre permettrait, dans la crise que nous traversons, de repenser à la fois la vie et la mort. Car aujourd’hui la mort nous est cachée. Elle a lieu à l’hôpital, on n’a pas le droit de se rassembler autour des morts. On évite même de les enterrer. Les morts de la maladie sont comptés. Mais que fait-on des autres morts ? De tous les autres qui meurent chaque jour ? Où sont-ils ? Dans quel compte ? Dans quelle communauté ?

Penser la communauté, non pas contre l’immunité, comme le fait Esposito, ce qui paraît difficile dans le contexte pandémiologique, mais sans l’identifier à l’immunité, permet d’inscrire une éthique plus ouverte de la responsabilité, où les acteurs du soin sont plus nombreux que ceux qui ont été identifiés comme « nécessaires » par le discours des États. En distinguant entre communauté appartenance et communauté devoir, on pose que la communauté n’est pas un donné mais est toujours à construire, toujours à venir, qu’il y a une responsabilité des sujets : c’est aussi ce qu’entend Jean-Luc Nancy par l’expression de « communauté désœuvrée ». Nancy est d’ailleurs le préfacier du livre d’Esposito, Communitas ; il rappelle que l’être ensemble suppose de donner du sens au lien.

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Il est difficile de donner du sens au lien quand on est confiné et qu’on ne peut plus ouvrir sa porte à personne ; quand la fermeture des frontières et des portes ne touche plus seulement celles et ceux qu’on considérait hier comme indésirables mais tout le monde, absolument tout le monde. Les maladies de la séparation et de l’arrachement sont avant tout des maladies de communautés morbides, abîmées et parfois mortifères. Lorsque, pour assurer l’immunité, nous suspendons tous les liens communautaires et sociaux, même ponctuellement, alors l’ennemi est invisible et partout. Il n’y a plus de communauté. Mais cette situation exceptionnelle doit nous faire réfléchir à des modèles de comportement neufs pour celles et ceux qui sont victimes de confinement dans nos sociétés en fonctionnement ordinaire, dans des camps notamment. Il faut apprendre à mettre en place des modèles de comportement qui relèvent de l’attention aux autres et de la solidarité. Même pour le soin concret des corps, il y a plusieurs façons de délivrer des remèdes, plusieurs façons de soigner individuellement et collectivement.

Nous aurons à faire remonter des décisions morales des situations que nous sommes concrètement en train de vivre. Nous ne pourrons continuer à appliquer d’en haut et à partir de modèles abstraits le travail du soin et des liens. La maladie sépare. Mais cette distance peut se combler, le signe étant susceptible de s’inverser, comme un mot peut changer de sens en disant à la fois une chose et son contraire. La littérature est un des lieux permettant d’envisager la singularité de ces expériences de la vie ordinaire comme susceptible d’influer sur nos représentations, d’approfondir la compréhension de soi et d’autrui. Dans Médée, de Christa Wolf, par exemple, on comprend que la peste à Corinthe est aussi une maladie qui touche tout le monde parce qu’elle est moins le signe d’une crise sociale que celui d’une crise politique. Elle est le symptôme d’une maladie de l’institution elle-même, qui est ici mondiale.

Plus que jamais, la communauté est à venir.

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