Didier Eribon et Nathalie Heinich, deux disciples de Bourdieu (l’une rebelle, l’autre fidèle jusqu’au bout des ongles), reviennent sur leur parcours et leurs engagements. Si tout semble les opposer, ils tombent pourtant dans les mêmes travers : jugements à l’emporte-pièce, manque de profondeur, faible analyse de soi. Dans l’un et l’autre cas, l’autobiographie vire souvent à l’auto-promotion.
L’intellectuel Didier Eribon retrace son parcours dans un long entretien aux allures de monologue. Ce format, hélas, ne lui réussit pas. Ainsi étalé devant nous, le chemin parcouru paraît bien court et bien plat. La plupart de ses livres, souvent de brefs essais tirés de conférences ou d’entretiens, se laissent résumer en quelques phrases simples et parfois un peu lourdes (« je tenais aussi à ce que mon regard se situe au niveau de la distance objectivante »). Au terme de ce chemin, l’image qui reste d’Eribon n’est pas celle d’un penseur, mais d’un passeur.
Un passeur de la vie de Foucault, qu’il a racontée dans la première biographie du philosophe. Un passeur de l’œuvre de Dumézil et de Lévi-Strauss, qui lui ont accordé de longs entretiens. Un passeur des études sur le genre et l’homosexualité, qu’il a contribué à diffuser en France. Et un passeur de la pensée de Bourdieu, qu’il a vulgarisée en l’enrobant dans le récit de sa propre vie, à la manière d’Annie Ernaux, notamment dans l’émouvant Retour à Reims. Ce n’est pas rien. Mais ça ne suffit pas à faire de lui le théoricien dont il revendique le titre.
Eribon construit son œuvre par emprunts. Il prend à Sartre, Foucault, Goffman, surtout Bourdieu, dont il plaque les théories, souvent de façon un peu mécanique, sur ses objets de prédilection : l’homosexualité, la psychanalyse et la domination. Il plaque ainsi les « habitus de classe » de Bourdieu sur les « habitus sexuels ». Il plaque La distinction du même Bourdieu sur son milieu d’origine. Il plaque sur les homosexuels les réflexions de Sartre sur la question juive. Si vous n’avez jamais ouvert un livre de philosophie ou de sociologie, vous serez peut-être impressionné. Sinon, vous trouverez quelques idées intéressantes, par exemple sur la place de la psychanalyse dans la pensée critique américaine, mais vous vous ennuierez le reste du temps devant un alignement de tautologies, de poncifs sociologiques et de platitudes sur l’individu-façonné-par-la-société. « La mémoire personnelle est toujours liée à une mémoire collective, elle-même délimitée par l’appartenance à tel ou tel groupe, telle ou telle catégorie sociale », écrit Eribon, qui ne craint pas d’évoquer aussi « le transfuge de classe qui passe d’une classe à l’autre au fil d’un parcours social qui le mène d’un milieu ouvrier à un milieu intellectuel », autrement dit, la personne passant d’une classe à une autre qui passe d’une classe à une autre en passant d’une classe à une autre.
Eribon estime que la sociologie est « une pseudoscience qui ne produit quasiment plus rien d’intéressant ». Méprisant les universitaires, petits tâcherons sans hauteur de vue, il ne les lit pas, préférant avoir tort avec Sartre et Bourdieu que raison avec des chercheurs moins connus mais mieux informés – il considère par exemple La domination masculine comme « le grand livre sur l’ordre du genre et sur la domination masculine », alors que de nombreux chercheurs, comme Michael Burawoy, ont montré que Bourdieu y occultait la plupart des travaux sur le sujet et pillait Beauvoir tout en l’évacuant en une note de bas de page (et tout en expliquant, sans rire, que les hommes réduisent les femmes au silence). Eribon n’aime ni les archives, ni les enquêtes de terrain, ni la méthodologie. Les contraintes des sciences sociales l’ennuient. Il préfère la confession littéraire et l’essai militant. Ce qui l’intéresse, ce sont les grands écrivains et les grands intellectuels, chez qui il pioche de quoi confirmer ses certitudes, dans un dialogue stérile avec lui-même.

La « sociobiographie » promise pompeusement dans le titre n’a pas lieu. Certes, il n’est pas facile de se prendre soi-même pour objet d’étude. Qui souhaite livrer ses faiblesses et les défauts de ses proches à la vindicte publique ? Avec un peu de méthode, toutefois, ce n’est pas impossible. Bourdieu en a proposé une, « l’auto-analyse », qui consiste à tourner vers soi-même les outils de la sociologie. Eribon reprend cette méthode, mais il peine à en exposer les rouages, les problèmes qu’elle pose, les limites qu’elle rencontre. Il semble même ne pas bien savoir comment la nommer, multipliant les concepts sans toujours les définir et les articuler, hésitant entre « sociobiographie », « auto-analyse », « auto-socio-analyse » ou encore « politico-analyse ». Il écrit par exemple, à propos d’auteurs aussi différents que Mahmoud Darwich, Norbert Elias, Aimé Césaire, James Baldwin et Bourdieu, encore Bourdieu : « l’œuvre peut se lire comme une auto-analyse qui sert de point de départ à une socio-analyse ou une politico-analyse, ou peut-être, plutôt, se lire comme une socio-analyse et une politico-analyse qui motivent et imposent l’auto-analyse ». L’expression « politico-analyse » apparaît ici pour la première et la dernière fois, sans que l’on comprenne de quoi il s’agit.
En fait de « sociobiographie », le récit a souvent des allures d’entretien pour Paris Match. Eribon ne fait pas la sociologie de la production et de la réception de son œuvre, ni de sa position singulière, en marge de l’université, à une époque où cette institution finit d’avaler la vie intellectuelle. « Il ne faut jamais oublier quel rôle jouent les enjeux de statut et de reconnaissance dans la vie intellectuelle », écrit-il à propos de Bourdieu, toujours Bourdieu, sans jamais évoquer ce que représentent ces enjeux pour lui-même. Du milieu littéraire, où il a trouvé la consécration que lui refusait l’université française, il ne dit pas un mot. Rien non plus sur ses éditeurs, et en particulier sur celui qui est aussi son compagnon, Geoffroy de Lagasnerie, qui apparaît une seule fois en 320 pages, sans que soient mentionnés les liens qui les unissent. Rien non plus sur les appuis médiatiques et les réseaux militants dont Eribon a bénéficié, lui qui a travaillé presque quinze ans au Nouvel Observateur et qui soutient depuis plusieurs années Jean-Luc Mélenchon. S’il prétend se mettre à nu, Eribon reste tout en posture et ne se met jamais en danger. Ce n’est pas de l’auto-analyse, c’est de l’auto-promotion.
Eribon partage avec Bourdieu une vision sombre de la société, faite de déterminismes implacables, « de violence symbolique, de domination, d’infériorisation, de stigmate, de peur, de honte ». Mais quand il prend son travail pour objet d’étude, il n’est plus question que d’« amitié », de « générosité », de dépassement de sa condition. Eribon ne voit pas le monde intellectuel comme une compétition pour les honneurs, « une concurrence symbolique de tous les instants », comme l’écrivait son maître, lui qui manie pourtant avec aisance l’insulte et l’anathème, y compris contre des intellectuels de gauche comme Alain Supiot, Pierre Rosanvallon, Luc Boltanski et Jacques Rancière. Il le confie à plusieurs reprises : il souffre d’un complexe de supériorité. Dévoré par le besoin de se distinguer du milieu populaire où il a grandi, il adhère sans grand recul au monde bourgeois, dont il vante la richesse culturelle et le raffinement. L’intellectuel critique légitimant l’ordre social : voilà qui aurait fourni matière à une belle analyse de soi.
Dans son dernier ouvrage, Nathalie Heinich, directrice de recherche émérite au CNRS, revient elle aussi sur son parcours. Sociologue de l’art et des valeurs, ancienne disciple de Bourdieu, dont elle a fait un portrait critique dans Pourquoi Bourdieu, Heinich est une chercheuse plus sérieuse qu’Eribon. Mais ce ne sont pas ses travaux que résume cet « essai d’autobiographie politique », ce sont ses prises de position intellectuelles, qui sont moins intéressantes. Heinich est en effet devenue, à quarante-cinq ans, une intellectuelle engagée, qui a le courage de nager à contre-courant parmi ses collègues mais peut aussi pécher par excès d’indignation.
Heinich se décrit comme une femme de gauche, moins attachée à un camp, avec ses partis et ses compromissions, qu’à des valeurs, comme le mérite, l’universalisme, la rationalité, la liberté d’expression, la laïcité. Ce n’est pas elle qui a trahi la gauche, écrit-elle, c’est la gauche qui a trahi ces valeurs. Heinich vilipende ainsi les féministes sectaires, l’écriture inclusive, le pacs, le mariage homosexuel, la gestation pour autrui, l’extension du droit à la procréation médicalement assistée aux couples homosexuels, l’islamisme, la « cancel culture » et le « wokisme ». Elle a raison de critiquer les outrances des militants d’extrême gauche. Mais, une fois sur deux, elle défend moins des valeurs que des préférences personnelles.
Heinich revendique le droit de parler de sujets qui l’interpellent mais qu’elle ne connaît pas forcément mieux qu’un abonné au Monde. Cela pose au moins trois problèmes. Le premier, c’est le risque de tromper ses lecteurs, qui peuvent croire avoir entre les mains une analyse scientifique et non une simple opinion. Heinich a beau dire qu’elle s’exprime à titre privé dans ses écrits militants, elle s’y présente comme « sociologue au CNRS », éreinte des travaux universitaires et s’appuie à plusieurs reprises sur la sociologie, dont elle ne garde, comme Eribon, que ce qui arme ses combats. Les protagonistes engagés dans la bataille sont désignés par des sous-entendus et des allusions, tels ces « éminents intellectuels se réclamant de la gauche », au lieu de faire l’objet d’une véritable analyse. Heinich s’exonère ainsi des contraintes de la science tout en bénéficiant de son autorité. Mais que dirait-on d’un médecin qui se présenterait comme tel tout en traitant de maladies dont il n’est pas spécialiste ?
Le deuxième problème, c’est que son militantisme, nourri de ressenti et d’exaspération, ne fait pas dans la dentelle. Les formules sont volontiers définitives, sans nuance et polémiques : « cloaque de la gauche radicale », « pseudo-féministes islamo-gauchisées », « islamo-fascisme », « totalitarisme woke », etc. Heinich reproduit ainsi ce qu’elle reproche à ses adversaires : elle s’exprime à coups d’imprécations et de slogans.
C’est le troisième problème de ce livre. Heinich ne s’applique pas les normes qu’elle défend. Elle dénonce « ce que le militantisme fait à la recherche » des autres, mais elle ne semble pas voir ce que son militantisme fait à ses propres recherches. Comme Eribon, elle retrace son parcours sans guère s’analyser elle-même. Certes, elle confie par exemple ses stratégies pour publier dans la presse : il faut « tenter sa chance, choisir le bon média et le bon moment, s’adresser quand c’est possible à des intermédiaires bienveillants, troquer un droit de réponse contre une tribune, ruser, raboter, attendre et attendre encore et, avant tout, compter sur la bonne réputation acquise par ses travaux, en évitant que son capital de crédibilité politique ne s’écorne dans de mauvais choix ou à force de signer toutes les pétitions qui lui sont adressées ». Les intellectuels de gauche qui critiquent la gauche sont enfermés dans un cercle vicieux, explique-t-elle encore : une fois qu’ils ont été rejetés par les médias du centre et de gauche, doivent-ils accepter d’être publiés dans les colonnes du Figaro ou du Point et se voir accusés d’être de droite, ou bien refuser ce patronage et se voir condamnés au silence ? Ces analyses de sa position, hélas, restent rares. Heinich passe surtout son temps à se justifier et à se citer (jusqu’à cinq fois par page). Après Paris Match, la revue de presse.
Le militantisme universitaire révèle ainsi ses limites. Soit un chercheur sort de son champ de compétence, et sa parole ne devrait pas valoir davantage que celle de n’importe quel citoyen informé, à moins de tromper son monde sur la marchandise. Soit il devient spécialiste des causes qu’il défend, au risque de voir ses recherches obéir à l’aiguillon de son indignation, perdre en nuance et être biaisées. Pour le chercheur, comme Bourdieu l’a montré à son corps défendant, l’engagement n’est un gage ni de profondeur ni de lucidité.