Bourdieu en dictionnaire

À quoi reconnait-on qu’un auteur est devenu un classique, au sens de T. S. Eliot : quelqu’un qui a la capacité de changer le sens des œuvres qui le précédent ? On publie des inédits, la correspondance, on construit « l’œuvre » en corpus… Rien de mieux qu’un dictionnaire pour achever de construire le monument et pour instituer la légitimité d’une nouvelle discipline commençant par le nom de l’auteur et se terminant par le suffixe « logie ». Pour la « bourdieulogie » ou « bourdiologie » (selon qu’on parle oc ou oïl, les spécialistes en décideront) et en langue française, nous en sommes déjà au deuxième avec ce Dictionnaire international Bourdieu.


Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu. CNRS Éditions, 964 p., 39 €


Ce dictionnaire-ci, proposé sous la direction de Gisèle Sapiro, dépasse en volume et en ambition celui de Stéphane Chevallier et Christiane Chauviré (Ellipses, 2010), puisqu’il n’a pas voulu en rester aux concepts structurants de l’œuvre, mais a souhaité en cartographier en quelque sorte le réseau : celui d’abord de la vie et de la formation (ce dictionnaire a une forte connotation biographique) de son auteur (le petit Béarnais devenu sommité internationale des sciences sociales), celui des objets (l’Algérie fondatrice par exemple), des méthodes et de la collaboration avec tel ou tel (et non des moindres : Jean-Claude Passeron, Luc Bolstanki…), des institutions (universitaires et éditoriales) qui l’ont reçu ou qu’il a créées (centre de recherches, collections, association Raisons d’agir, etc.), sans oublier sa reprise de la tradition sociologique (Durkheim, Weber, Merton, Parsons).

Il n’existe pas de dictionnaire Durkheim, encore moins Weber, mais des dictionnaires de sociologie (dont un publié par le Seuil en coédition avec le Robert). Si l’on propose un dictionnaire Bourdieu, c’est donc que l’on considère que cet auteur ne peut se réduire à une série, mais qu’il fait événement, comme chez Kant l’acte libre, qu’il inaugure une série par son « génie » (catégorie hautement suspecte sociologiquement). Mais l’objet « Bourdieu » convient-il à la forme dictionnaire ?

Dictionnaire international Bourdieu, dirigé par Gisèle Sapiro

Pierre Bourdieu © D.R.

Sans avoir le temps de faire une enquête, nous trouvons des dictionnaires consacrés aux grands noms d’une discipline (dictionnaires des philosophes, des sociologues, on l’a dit) ou aux disciplines elles-mêmes. L’existence d’un dictionnaire Bourdieu semble signifier que son objet ne se dissout pas dans le disciplinaire et le prosopographique. Peu de dictionnaires sont entièrement centrés sur un auteur ; en général, il s’agit de dictionnaires littéraires (comme le Proust ou le Flaubert des éditions Honoré Champion). Citons, pour ce dernier ouvrage, la présentation qui en est faite par ses promoteurs : « ce dictionnaire propose un “tout Flaubert“ à partir des axes principaux de sa vie et de son œuvre : noms de personnes et de lieux, aspects biographiques, sans oublier l’écriture et ses techniques, puisque Flaubert a révolutionné l’art du roman avec son approche spécifique de la prose comme “travail” ». Par ironie, le Dictionnaire Heidegger des éditions du Cerf (2013) est un peu construit comme celui qui nous retient. En revanche, le dictionnaire consacré à Freud aux PUF est freudien, nuance de taille : « “Dictionnaire freudien” parce que, de même que l’inconscient est une découverte de Freud, la psychanalyse est sa création. Tous les concepts qui s’y rencontrent sont, de fait, des concepts freudiens, seraient-ils récents », précise la quatrième de couverture. Mais il s’agit dans ce cas d’un dictionnaire conceptuel. Que serait un dictionnaire « bourdieusien », terme dont on connaît par ailleurs la nuance très négative dans certains milieux intellectuels ?

Tout dictionnaire a une ambition encyclopédique, dont la structure se fonde sur un réseau sémantique se déployant dans le renvoi d’une notice à l’autre. Élaborer un dictionnaire Bourdieu, ce n’était pas franchir un pas de plus dans la « canonisation » (voir l’article p. 102-103) du texte et de l’homme, ni « assurer aux textes canoniques la fausse éternisation d’un embaumement rituel » (Méditations pascaliennes), c’était faire jouer la forme dictionnaire, autant qu’il était possible, dirait Aristote, pour rendre raison d’une trajectoire, de la « socio-genèse » d’une pensée, de l’ensemble des positions occupées, et, surtout, de la trace que la signature Bourdieu laisse, presque vingt ans après sa mort, non seulement en sociologie mais dans l’ensemble du champ des sciences humaines et sociales ou de ce que l’on nomme, de plus en plus souvent et avec raison, « la science sociale » au singulier.

De ce point de vue, ne peut-on pas reprocher à la liste des entrées, non seulement de ne pas faire preuve d’originalité par rapport à d’autres dictionnaires à « sujet » unique, mais aussi de trop « coller » à l’objet (ses maîtres, ses concepts, ses écrivains préférés, etc.), proximité par ailleurs justifiée par Gisèle Sapiro quand elle évoque la destination pédagogique du dictionnaire ? Mais cette remarque ne touche pas seulement la table des matières, elle vise les articles eux-mêmes qui souvent (trop souvent ?) tissent entre elles des citations de l’œuvre. Là encore, la dimension pédagogique a sans doute primé. Était-il réalisable de mettre en avant une formule, sans doute introuvable, plus innovante et propre à constituer une « socio-analyse » – au sens que donnait Pierre Bourdieu à ce terme volontairement issu de la psychanalyse – d’un pan entier du monde social, celui de la recherche en sciences sociales, de ses institutions et de tout ce qui le rend possible ? En s’appuyant sur des « rubriques » plutôt que sur des notices, et en doublant l’ouvrage d’une version numérique évolutive (comme le Dictionnaire Montesquieu, ENS de Lyon) ? Un seul exemple : nous savons que Pierre Bourdieu en matière d’édition avait un plan, une stratégie, qu’il aurait voulu mettre en œuvre aux éditions du Seuil et qui aurait touché aussi bien les sciences sociales (la collection « Liber ») que la littérature. Ce n’est pas la mort qui l’en a empêché, mais bel et bien la logique de l’évolution de la maison d’édition.

On peut également observer que cet immense chantier est publié par un éditeur sans lien avec Bourdieu, mais où la directrice du volume dirige une collection, « Culture et société ». Ce qui explique la proposition de piloter cette entreprise venue d’un éditeur de la maison. La réponse positive de Gisèle Sapiro à cette sollicitation a dû être facilitée par le fait qu’elle savait pouvoir compter sur la participation des auteurs de la collection. Concernant ces derniers et les autres rédacteurs de notices, on sait qu’à la mort de Bourdieu la famille s’est divisée, que la vie du sociologue a été marquée par les conflits et les ruptures ; le tour de force est ici de sembler réunir ceux qui se réclament de son héritage, même si quelques absences étonnent. Mais pourquoi lisser ainsi tous les conflits internes et externes ?

Devant l’extraordinaire richesse du legs Bourdieu, la « famille », toute la famille, aurait pu constituer une sorte de dictionnaire « Bourdieu » comme il pourrait y avoir un dico « Nicolas Bourbaki ». Autrement dit, avec lui, c’est un groupe, ce n’est pas l’homme seul, c’est un « intellectuel collectif », c’est une aventure qui, dans la deuxième moitié d’un siècle tourmenté, a toujours cherché à construire une « anthropologie totale » au moment même où l’économisme généralisé semblait la rendre impossible.

Tout ce qui précède relève davantage de l’écriture tout haut (comme on pense tout haut) que de la critique. Il faut rendre hommage à Gisèle Sapiro, à son équipe et à l’éditeur de nous avoir procuré cet instrument. Trois regrets : l’un, structurel, qui résume ce qui est dit plus haut (il manque au moins une entrée à ce monument, celle précisément de « dictionnaire Bourdieu », qui nous aurait expliqué réflexivement pourquoi, comment et avec qui un tel dictionnaire). Deux autres regrets plus personnels :  pourquoi un article « Platon » et pas une notice « Aristote », dont la présence dans l’index n’est pas remarquable ? Manque également une entrée « Moralistes du Grand Siècle », tant Bourdieu a les allures d’un La Bruyère moderne.

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