La radicalisation comme phénomène complexe

L’attentat comme mode d’action violente prend une place durable dans le paysage de la société française. Son caractère dément la force à s’adapter aux guerres de cette nature. Mais la lutte antiterroriste suffit-elle à y répondre et à anticiper la survenue de ces attentats ? Deux livres de chercheurs ainsi qu’un rapport récent interrogent une notion massivement utilisée dans le débat public, celle de  « radicalisation ».


Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jihadistes français. Seuil, 312 p., 20 €

Hakim El Karoui, « La fabrique de l’islamisme », rapport de l’Institut Montaigne, 620 p.

David Puaud, Le spectre de la radicalisation. L’administration sociale en temps de menace terroriste. Préface de Farhad Khosrokhavar. Presses de l’EHESP, 252 p., 22 €


Perce encore auprès de certains publics le désir de pourfendre, selon les cas, l’État, l’armée, l’impiété, la société de consommation, et de cibler les juifs, les militaires, les commissariats, les écoles et, finalement, toute personne à proximité pour peu qu’une invocation du dieu des musulmans – à cette heure – vienne donner sens à un meurtre ou à un massacre dont les ressorts profonds se trouvent parfois ailleurs. N’être pas « Charlie », soit ! Mais pourquoi donc tuer ? Le lien entre un positionnement culturel ou théologique et le déploiement de cette violence prend, sous l’égide de la situation internationale, une ampleur inattendue, où plusieurs formes de cruauté et de rejet se font face, interrogeant les réponses qu’il est possible d’apporter à cette partition française d’un genre nouveau, depuis la prévention de la radicalisation aux liaisons diplomatiques dangereuses.

Peter Neuman, directeur du Centre international d’étude de la radicalisation à Londres, n’hésite pas à dire que la question des fondements du terrorisme est soigneusement « occultée » par l’opinion comme par les politiques publiques, alors même que ce thème fait l’objet d’appréhensions jugées irrationnelles par certains spécialistes, le terrorisme représentant, selon les termes provocateurs de Michel Serres, la « dernière cause de mortalité dans le monde ». L’inquiétude tient pour partie au mystère qui entoure son émergence, que la réaction islamophobe ne suffit ni à désigner ni à circonscrire, quand elle n’en est pas un accélérateur.

Le terme de « radicalisation », invasif, s’applique à tous les champs désormais. Mais peut-on désigner d’un même geste Laurent Wauquiez et la CGT, le mouvement des Gilets jaunes et l’islam ? L’émotion tient lieu de débat et semble user du même mot à tort et à travers pour s’alarmer de comportements et de discours qui ne présentent, dans les faits, ni les mêmes visages ni les mêmes élans. Peut-être y a-t-il sous l’islam indistinct et les banlieues plastiques, étendues jusqu’à Saint-Étienne-du-Rouvray ou Saint-Quentin-Fallavier, d’autres réalités et d’autres liens à considérer. Le chapelet d’attentats que la France a connu depuis janvier 2015 ne laisse pas d’interroger sur les profils et les motivations des auteurs de ces crimes, qui semblent avoir en commun une négation peu commune de l’humanité de l’autre autorisant le meurtre d’enfants, de personnes âgées, de musulmans idoines, prenant tous les visages de la population française pour s’attaquer à la population française et faire des émules, en prison, certes, mais aussi dans les écoles comme au sein des services de la police ou de l’armée.

Pour plusieurs chercheurs, sous les abus langagiers par lesquels les mots ne font plus sens, les réalités rétives à l’oubli médiatique constituent des lames de fond sociales que la menace terroriste force à considérer. Il n’est plus possible de ne pas chercher à comprendre par crainte d’excuser – le terme a la forme d’un aveu… En quoi démêler les parcours et s’informer sur les motifs idéologiques de ces actes de guerre sur un territoire en paix conduirait-il tant les politiciens que l’opinion publique à excuser ces meurtres, tous abjects ? À rebours de ces proclamations d’un temps passé, chercheurs et institutions ont densifié leurs liens pour travailler ensemble à l’éclaircissement de ce phénomène de violences erratiques, difficilement prévisibles et plongeant leurs racines dans les eaux troubles du fondamentalisme islamiste violent et dans celles d’une jeunesse désœuvrée de tous les territoires français.

Deux textes parus fin 2018 se font écho autour d’un même enjeu : La fabrique de la radicalité, produit d’une recherche portée par la Protection judiciaire de la jeunesse sur les mineurs judiciarisés pour des faits d’apologie, de départ ou de tentative de départ en Syrie, préparation et tentatives d’attentat, et « La fabrique de l’islamisme », rapport commandé par l’Institut Montaigne au consultant et ancien président de l’Institut des cultures d’islam Hakim El Karoui. Ces deux travaux visent à documenter en profondeur une situation complexe et à proposer des clés d’intervention aux processus disjoints qui y conduisent. Ils ont pour propos premier de désessentialiser la question de l’appartenance pour y substituer des processus qui, dès lors, ne sont plus des fatalités et peuvent être renversés.

Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jihadistes français

Laurent Bonelli et Fabien Carrié, politistes habitués aux questions de délinquance et de justice des mineurs, préviennent d’emblée que toute catégorie a une incidence, et que celle de radicalisation « traduit une inflexion des modes traditionnels de gestion de la violence politique » et relève de processus individuels difficiles à faire valoir face à une demande d’État qui « ne pense pas, classe sans nuance ». Leur étude montre ainsi que l’essentiel des tentatives de départ ou des départs, comme la planification d’attentats, est le fait de « bons élèves, issus de familles populaires stables et investies dans l’éducation de leurs enfants », pris dans des problématiques intrafamiliales et de socialisation générale (il convient de préciser que cette étude est la seule qui conclut à ce résultat, parmi celles qui ont croisé la question des mineurs, difficile à traiter).

Ces adolescents se sentiraient floués par l’institution scolaire et les promesses d’évolution sociale dont leurs origines sociales et culturelles les priveraient – discours connu s’il en est, un peu perdu de vue peut-être. Les auteurs répartissent cette forme de « radicalisation » en quatre catégories : rebelle, apaisante, agonistique, utopique – cette dernière accueillant le triste lot des plus violents, susceptibles de commettre des attentats. Elle consiste, nous disent-ils, en un moyen à la fois inscrit dans les modes adolescents et « de quartier » : devenir un « muslim » est une façon de sortir de la délinquance et des « magouilles » sans désavouer ses interlocuteurs quotidiens, sans « trahir » un environnement sous contraintes. De même, le voile et le rapport religieux au corps, à la sexualité et à la parentalité y constituent un rehaussement vertueux des comportements, une façon de corriger les leurs, de se respecter comme de se faire respecter.

On observe ici que les violences sexuelles ne sont pas l’apanage des familles pauvres et la quête de ce rapport peut également intervenir au sein d’une France rurale, bourgeoise ou non, quels que soient ses valeurs, son imaginaire religieux, politique ou son discours de surface. L’adoption d’une posture religieuse « apaise » la violence, donne un cadre, un sentiment d’appartenance et pacifie les relations entre adolescents et parents qui s’en trouvent généralement réjouis. Chez d’autres, c’est une façon d’attirer l’attention des parents, du corps enseignant ou des éducateurs. Drame de l’impossible intégration des parcours migratoires pour les bons élèves, qui, par dépit ou face à l’insuccès de leurs parents, s’en trouvent humiliés et prennent les valeurs prétendues de la France à revers, pour dénoncer métaphoriquement une violence institutionnelle plurielle. « En définitive, la conversion idéologique de ces adolescents apparaît comme un moyen largement impensé de déroger légitimement au projet parental, tout en restant fidèle aux normes familiales et aux valeurs intériorisées. Elle relève d’une forme de bricolage d’une nouvelle voie de salut, qui vient en quelque sorte se substituer au projet parental initial d’une réussite et d’une ascension sociale par l’école. »

Le rapport politique et religieux au jihad est souvent absent des entretiens menés par les chercheurs, les intéressés « oublient » leur cause-symptôme, dès lors qu’ils parlent d’eux… Voilà un point intéressant pour décaler le regard et l’enrichir d’un aspect méconnu de notre problème commun. « Quant aux passages à l’acte, on verra qu’ils dépendent essentiellement des dynamiques internes aux petites communautés qu’ils ont créées, dans lesquelles il faut tenir sa place et maintenir son rang, ainsi que des logiques d’escalade qu’impulsent les mesures institutionnelles coercitives. » Le rejet de l’islamité affichée y est le point d’appui d’une rébellion adolescente mal comprise qui renforce le sentiment de rejet, pousserait vers un ailleurs idéalisé.

Cette observation scientifique d’une forge française de la radicalité violente livre des clés de prévention où l’islam apparaît incidentel – ce qui peut légitimement surprendre. Sont-ce vraiment deux problématiques disjointes seulement reliées par des effets d’aubaine ? Les deux chercheurs répondent clairement qu’on « ne peut pas postuler de relation mécanique entre les productions doctrinales djihadistes et leurs usages par les jeunes utopistes étudiés dans cette enquête », parlent d’appropriation créative, informée et libératrice, et soulignent le fait que la plupart des signalements pour des faits de radicalisation relèvent d’une ostentation sans lien avec le désir de violence et le risque de passage à l’acte.

Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jihadistes français

 

Un autre chercheur, anthropologue et ancien éducateur spécialisé, David Puaud, a livré deux mois après Laurent Bonelli et Fabien Carrié une enquête questionnant avec d’autres outils et sur d’autres terrains la radicalisation et ce qu’elle fait à l’administration sociale des « effrois ». Ici, la radicalisation serait liée à la disponibilité biographique des sujets, à leur errance, leur absence de projet puis à la fonction qu’elle prend dans le parcours et l’environnement de l’individu, sa capacité d’accès au groupe et à une existence enfin remplie de sens. Cette quête se traduit par les formes distinctes de radicalisation que David Puaud décline en radicalisation psychologique (celle qui prend appui sur des désordres psychiques), initiatique (l’intégration dans un groupe et la découverte d’expériences), métaphysique (qui questionne l’origine des choses et l’ordre du monde), politique, nihiliste, ou encore liée à l’exclusion.

On retrouve sensiblement, distribuées autrement, les impulsions observées chez les mineurs, l’expression d’une souffrance sociale en même temps qu’un processus de gestion de cette souffrance et le moyen de s’affirmer par-delà les violences sociales et existentielles. Là également, l’islam semble seulement recouvrir un processus profond d’une coloration de surface, levier alternatif à un rapport au monde que les institutions ne parviennent plus à médiatiser. Ainsi, David Puaud prend le cas de Brenda, jeune fille victime de violences multiples, récupérée par une association islamiste qui se propose de l’envoyer en Arabie saoudite. Les services de prévention spécialisée iront la chercher manu militari au sein de cette association se posant en alternative aux carences des services de l’État : « On voulait faire passer le message, disent ses éducateurs, qu’elle est pas toute seule, que derrière elle, il y a nous, que c’est notre cliente » – dans un rapport de force étonnant entre les services à l’enfance et ces recruteurs masqués.

On dénoncera ici ou là l’empreinte idéologique potentielle de ce discours, mais David Puaud rappelle que l’UCLAT (l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste du ministère de l’Intérieur, créée en 1986) conclut elle-même à la corrélation certaine entre cumul des inégalités sociales, économiques et scolaires et foyer de radicalisation. L’emprise de l’image et la sémantique guerrière galvanisent un sentiment d’insécurité en réalité peu corrélé à l’état des risques. Face à ces parcours, l’anthropologue s’étonne que les dispositifs mis en place, conjointement à la baisse d’effectifs et de subvention, consistent en ateliers de détection de la menace, d’une approche sécuritaire de questions sociales, plus que l’inverse.

David Puaud plaide pour une autre intelligence du lien social, du faire-vivre et de la coopération, et en appelle aux stratégies de civilités avancées par Étienne Balibar comme formes d’intervention possible afin de faire face à la menace qui retourne la violence subie (ou ressentie) par ces publics radicalisés contre celles et ceux, étrangers pourtant à toutes ces situations, qui en furent et en seront victimes. Ces enquêtes décrivent moins une position idéologique qu’un enjeu pragmatique de protection de toutes les populations, sur le dos d’un rappel douloureux des attributions de l’État et de ses failles institutionnelles.

Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jihadistes français Radicalisation

Paul Klee, Tête d’homme (1922)

Car, de l’autre côté de la chaîne, se trouvent non seulement des « fabriques », mais des « usines de production de l’islamisme », écrit dans son rapport Hakim El Karoui, qui parle à propos du wahhabisme de « machine à exporter l’idéologie ». Il détaille sur près de 700 pages la montée en puissance des réseaux islamistes turcs du Mili Gorus, méconnus des commentateurs, ainsi que les différents courants salafistes et leur prise de pouvoir croissante dans les discours critiques des États musulmans, accroissant ainsi leur influence auprès d’intellectuels et de croyants non salafistes, ou encore la concurrence avec les Frères musulmans. Voilà des problématiques a priori étrangères à la France et qui, pourtant, nous parviennent de plus en plus, par le biais de la propagande sur Internet, de discours ciblés qui font écho à un sentiment de délaissement et promettant un salut, illusoire sans doute, mais qu’ils sont les seuls à proposer face à un impérieux besoin d’alternatives à des situations d’enfermement social.

Si l’islam n’est pas absent, il ne donne pas lieu à une explication culturelle ou ethnique. Il s’agit plus d’un conflit interne à l’islam et aux politiques des pays qui les ont vus naître et s’épanouir. Alors que les convertis à l’islam en Europe représentent globalement moins de 1 % des musulmans, ils constituent 35 % des jihadistes ! « Le radicalisé, comme le converti, traverse généralement une crise morale et serait dans une phase de questionnement. » Il n’en est que plus réceptif aux réponses que lui apportent les recruteurs.

Peut-être ces radicalisations-miroirs trouvent-elles leur cohérence dans une quête de réponse que les États semblent apporter insuffisamment, mettant en lumière les failles des démocraties libérales en concurrence avec d’autres systèmes de sens et d’autres espaces sociaux. Une part du contrat social délaissé par les politiques publiques est réinvestie par des entrepreneurs de la morale devenus chefs de guerre. Mais si l’islamisme violent est à fois la conséquence des politiques d’États et une arme contre nos États, le terrain de son action publique dispose d’un espace de prévention tout désigné. Celui-ci ne saurait se contenter de répondre aux menaces par une démonstration de force sans effet sur la diplomatie réelle, et sans prise sur ces désirs de mort, renforcés par une rhétorique guerrière qui apparaît en définitive, sur le terrain des réalités sociales les plus concernées, stigmatisante, irrationnelle  et contre-productive.

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