Le programme que s’est fixé Rose-Marie Lagrave (née en 1944) est d’une extrême exigence : s’appliquer à elle-même les mêmes procédures d’objectivation qu’elle a utilisées pour étudier les autres en sociologue, non pour raconter sa vie mais pour produire du savoir. Son livre Se ressaisir n’est donc ni un récit autobiographique ni une auto-analyse, mais bien une étude d’une sociologue sur elle-même, une enquête austère, sans complaisance, qui examine un à un les éléments qui ont fait d’elle une « transfuge ».
Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe. La Découverte, coll. « L’envers des faits », 438 p., 22 €
Ce parcours a conduit une petite fille d’une famille rurale bretonne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), au centre de Paris, un des hauts lieux de l’université française. Rose-Marie Lagrave s’est prise elle-même comme sujet d’étude avec tous les risques que cela comporte (complaisance, biais affectifs… et bien sûr la fameuse « illusion biographique ») ; et principalement celui de ne pas trouver. Car, disons-le, l’une des grandes qualités de cet ouvrage à bien des égards singuliers, c’est que la chercheuse nous plonge au cœur de ses interrogations, à commencer par l’intérêt scientifique d’un tel projet. Ce doute est permanent et tend à rendre la lecture d’autant plus intéressante, car il ne s’agit pas pour l’autrice de monter sur le fil du funambule mais bien de traverser. De tenir debout, pour filer la métaphore du beau titre de l’ouvrage, Se ressaisir.
Ainsi, l’autrice place sur sa table de travail l’ensemble des textes qui pourraient se rapprocher de sa démarche : des égo-histoires initiées par Pierre Nora (notamment celle de Michelle Perrot, la seule, remarque Rose-Marie Lagrave, à évoquer le monde social dans lequel elle a grandi), l’Esquisse pour une auto-analyse de Pierre Bourdieu dont elle fut très proche mais dont elle dit aussi combien, dans cette tentative, le professeur au Collège de France se fait « peu disert sur ses filiations ». Son entreprise n’est pas littéraire comme les autobiographies d’Annie Ernaux ; de même, si elle a été intéressée par le Retour à Reims de Didier Eribon (2009), Rose-Marie Lagrave réalise que son entreprise n’a en fait pas de précédents – la quasi-totalité des analyses de transfuges sociaux sont faites par des fils ou des filles d’ouvriers. Plutôt que de marcher dans les pas de Rousseau (« Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul »), elle décide dans chacun des trois « âges » qu’elle examine de se penser dans des groupes. Rose-Marie n’est donc jamais seule. Elle est d’abord avec ses frères et sœurs (ils sont treize), ensuite avec ses camarades à l’école et au lycée, puis avec ses collègues, avec les femmes de sa génération…
Ce « je » qui s’étudie évite toujours le psychologique, il tient son cap. De ce point de vue, la première partie du livre qui « examine » l’enfance et l’adolescence est exemplaire. La sociologue a ainsi mené une série d’entretiens avec les membres de sa famille. Là encore, il ne s’agit pas de leur donner la parole pour ne pas les « spolier » de leur existence – même si le livre n’est pas sans tendresse – mais bien de comprendre. Comprendre notamment pourquoi le parcours de Rose-Marie Lagrave n’est pas « exceptionnel ». Il est « intelligible » : paradoxalement, la nombreuse fratrie et la place que la maladie a occupée dans cette famille ont été des facteurs qui ont eu un rôle dans sa transformation sociale. De même, prenant totalement à revers son lecteur et elle-même, la sociologue analyse le rôle du catholicisme – à la fois soutien et frein – dans ce processus.
Si Rose-Marie Lagrave mène des entretiens, elle fait aussi un usage absolument extraordinaire des « archives domestiques », nous livrant parfois des extraits de ses lettres, mais surtout, la plupart du temps, les utilisant comme un matériel pour avancer dans son enquête, au point de sembler oublier qu’elles sont d’elle et que c’est sur elle qu’elle travaille. Les pages sur son frère aîné, Claude, enfant autiste désigné par le père comme « saint Claude », sont emblématiques de cette méthode, par l’examen à blanc que fait l’autrice de ce que la présence de cet individu « différent » produit sur la famille. La sociologue excelle en effet méthodologiquement. Lorsqu’elle considère son entrée à l’école de Trécy, elle procède comme pour ses parents et grands-parents avec ses enseignant.e.s. Elle dessine les trajectoires de monsieur et madame Morvan. Mais elle ne s’en exclut pas – elle est sur la photo de classe –, isolant certaines scènes de vie que l’on peut considérer avec elle comme des événements dans son parcours de « transfuge » mais qu’elle ne constitue pas en biographèmes. Ainsi en est-il du voyage à Caen pour l’examen d’entrée en sixième avec M. Morvan – il faut insister sur la manière dont Rose-Marie Lagrave « travaille » ses souvenirs d’enfance ; jamais, alors que la tentation aurait pu être grande, elle n’en donne une lecture psychanalytique. Elle ne revisite pas ce souvenir en le surlignant au moyen de concepts sociologiques. Ce n’est pas une hagiographie sociologique qu’elle écrit, elle fait toujours une place à son lecteur.
Cette attention aux détails, aux petits gestes, aux rencontres aussi, est encore plus forte dans son étude sur son itinéraire à l’EHESS. Rose-Marie Lagrave livre un véritable tableau de cette institution. Elle « ressaisit » les logiques à l’œuvre, l’initiation aux codes mais aussi les formes de résistance qu’elle a pu développer ; elle objective la manière dont elle s’y est inscrite, par les marges et la périphérie, chargée à partir des années 1990 de développer les échanges et les relations avec les universités des anciens pays du bloc communiste, à Prague, à Varsovie. Elle introduit et développe, avec quelques autres, les études sur le genre boulevard Raspail. Elle milite aussi beaucoup, mais en parle peu ici, préférant étudier les processus d’inclusion et d’exclusion.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, la sociologue pousse la mise à nu sociologique jusqu’à son terme en examinant sa situation actuelle et l’âge qu’on désigne comme « la vieillesse ». Dans un double mouvement – un autoportrait et la confrontation de celui-ci au regard des autres –, l’enquêtrice transgresse tous les tabous, celui du corps, celui de la sexualité ; elle interroge même le silence féministe sur ce sujet. Difficile d’aller plus loin dans ce que Foucault désignait comme le fait de « se placer à la verticale de soi-même », pense-t-on alors.
Mais, dans la conclusion, c’est le statut même de « transfuge » que Rose-Marie Lagrave met en crise, montrant de manière très convaincante qu’être transfuge n’autorise à rien, et surtout pas à s’en prévaloir ; non seulement cela ne doit pas être érigé en une fin absolue, mais le mettre en avant, c’est nourrir une logique qu’il faut combattre, celle du « mérite » qui ne tend qu’à laisser penser que le « transfuge social » ne serait que le fruit d’une volonté individuelle, autrement dit d’une exceptionnalité. Et l’enquête de la sociologue de se clore sur le constat que la situation de transfuge est un processus et non une identité que l’on pourrait revendiquer ou porter comme une médaille. Preuve s’il en était besoin que Rose-Marie Lagrave ne change pas et aime à pratiquer une sociologie qui dérange. Dans l’exposition sur l’amour dont elle était la commissaire à La Villette en 2006 avec Arlette Farge, n’avait-elle pas choisi de montrer un retable photographique d’Erwin Olaf intitulé les « vieilles désirantes » ?