Le compagnon du vent

Douze ans après sa mort, voici un recueil de textes en hommage à Mahmoud Darwich, comme autant de rencontres avec celui qui se disait « poète arabe de Palestine ». Ces lectures rassemblées par Khadim Jihad Hassan se veulent une cartographie exilique de la pérégrination sans fin de celui dont un poème s’intitulait « Que ne suis-je une pierre ».


Kadhim Jihad Hassan (dir.), Cartographie de l’exil. Lectures de l’œuvre de Mahmoud Darwich. Actes Sud, coll. « Sindbad », 192 p., 19 €


Dans son texte « Ne t’excuse pas », traduit par Elias Sanbar (Actes Sud, 2006), Mahmoud Darwich écrivait : « Quant à moi, j’entrerai dans les mûriers / où le ver me changera en fil de soie, / je passerai par le chas de l’aiguille / d’une femme de légende / et je m’envolerai comme un châle avec le vent ». Le touriste part et revient chez lui. Mais le vent n’a pas de valise. « Il ne promet ni point d’arrivée, ni retour », commente Sinan Antoon.

Cartographie de l’exil. Lectures de l’œuvre de Mahmoud Darwich

Inauguration de la place Mahmoud Darwich à Paris (14 juin 2010) © CC/Olivier Pacteau

Les autrices et auteurs de ces textes parlent depuis les divers lieux, réels ou métaphoriques, entre lesquels Mahmoud Darwich s’est déplacé, sans jamais vraiment se poser quelque part. Certains ont été des proches du poète : Elias Sanbar, d’abord, qui a su magnifiquement restituer en français la musique des vers arabes. Il se souvient que Darwich, parlant de sa poésie, disait souvent : « Ça chante et je n’y peux rien ». Musique douce et résolument triste. « Une complainte infinie pour accompagner la souffrance de la vie », écrit René Corona.

Farouk Mardam Bey rappelle que Mahmoud, le poète, a résidé pendant dix ans à Paris, il évoque avec émotion son récital d’octobre 2007. La salle du théâtre de l’Odéon sur laquelle flottait le drapeau palestinien était comble. Celui qui fut considéré comme le poète le plus doué de sa génération dans le monde arabe, alors qu’il n’avait même pas trente ans, avait été très tôt consacré poète national non officiel de la Palestine. Son prestige en tant que poète, écrit Edward Said, « l’a rendu politiquement précieux et sa connaissance intime de la réalité et de la société palestinienne a été un atout précieux pour la direction de l’OLP ».

La dimension de poète national est particulièrement perceptible dans le texte de Hassan Khader, qui fut secrétaire de rédaction de la revue Al-Karmel, fondée et dirigée par Mahmoud Darwich. Il y raconte comment, en 1969, emprisonné et soumis à la torture, alors que l’armée israélienne occupait la bande de Gaza où il vivait, il s’efforça de résister à la douleur en se récitant les premières strophes d’Un amoureux de Palestine qu’un de ses amis lui avait prêté quelques semaines auparavant.

Cartographie de l’exil. Lectures de l’œuvre de Mahmoud Darwich

Cependant, chez ce poète national, « il n’y a pas de sens de chez-soi, ni de véritable appartenance, ailleurs que dans la langue et la métaphore », comme l’écrit encore Sinan Antoon. « La terre qu’il me reste est celle de la mémoire », disait Darwich dans un article de 1994. La poésie « remplace l’histoire comme espace où se joue le réel » (Edward Said) et la chute de Grenade se reflète dans la dépossession de la Palestine. L’œuvre de Darwich revêt alors une dimension universelle, « car l’étranger est un frère pour l’étranger »). Galiléen, il fait retour à la Genèse, et à son exil premier, fondateur, quand tout enfant il a dû fuir la terre natale, il « rappelle les exodes et fuites bibliques (Aurélia Hetzel). « J’ai toutes les raisons de considérer que Jésus est un ami personnel », disait-il dans un entretien donné à Libération.

L’exil comme condition est aussi une présence/absence, comme en « une expérience continue de dédoublement et d’étrangéisation » (Miguel Casado). Le narrateur des quelques récits autobiographiques de Darwich « n’est pas un sujet uniforme et homogène, mais clivé, dispersé dans l’espace, le temps, et le mouvement continuel de l’Histoire » (Subhi Hadidi). D’où le motif insistant du sable, dont Evanghelia Stead écrit qu’il « traduit un creux, une lacune ontologique, un lieu mouvant où l’être peine à prendre racine ». Darwich se laisse alors « habiter par le sentiment tragique » de l’autre (Kadhim Jihad Hassan), que ce soit Mutanabbi, le Brecht de La vie de Galilée, ou l’Indien rouge à qui Christophe Colomb dénie son humanité.

« La poésie pour moi est une, sans autre nationalité ou langue que celles de la poésie », affirmait Darwich dans un entretien avec Abbas Beydoun. C’est en quoi la Palestine est une métaphore qui engage pour lui le tout de l’humain. Il nous reste à lire, à relire Darwich et à l’écouter en se laissant porter par la sonorité incomparable de ses vers chantés par Marcel Khalifé.

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