Dans Le dernier homme et la fin de la révolution, les sociologues Mitchell Dean et Daniel Zamora entendent replacer la pensée du Michel Foucault d’après 68 dans son contexte historique, intellectuel et biographique, pour éclairer les influences du néolibéralisme sur ses derniers écrits. Ils se situent dans un débat intellectuel et idéologique polémique, brouillé par des confusions nombreuses entretenues autour d’une figure souvent caricaturée de la pensée contemporaine.
Mitchell Dean et Daniel Zamora, Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68. Lux, coll. « Futur proche », 226 p., 16 €
On n’en finit plus d’en finir avec Michel Foucault. Un certain milieu plus éditorial qu’intellectuel et parfois plus médiatique que scientifique cherche à transformer les débats en un affrontement entre pro et anti, critiques et héritiers de gauche ou de droite, néolibéraux ou révolutionnaires. De tout cela, qui ne peut se résumer facilement, résultent de nombreux brouillages de la pensée foucaldienne, et de rares éclaircissements. Daniel Zamora et Mitchell Dean, sociologues déjà connus pour leur analyse et leur critique de Foucault, proposent de rouvrir le dossier selon un angle nouveau que résume ce titre hermétique et doublement eschatologique : la fin de la révolution désigne la désormais proverbiale « tentation néolibérale » du philosophe, tandis que « le dernier homme » est celui qui fait de Foucault, expérimentant le LSD à Zabriskie Point en 1975, « le “dernier homme” [en tant qu’intellectuel] à entreprendre ce type de “voyage” d’expansion de la conscience. Avant lui, des figures aussi marquantes que le psychologue Timothy Leary, les écrivains Aldous Huxley et Allen Ginsberg ou le psychiatre R. D. Laing s’étaient notamment adonnées à cette pratique quasi spirituelle ».
Il faut s’arrêter à ces propos liminaires, éclairage cru et facile sur l’ensemble de l’ouvrage. Pas seulement pour la raison triviale qu’ils contredisent l’organisation du livre où, à peu de choses près, seules la conclusion et l’introduction évoquent cette prise d’acid, tandis que le cœur du livre est constitué d’une analyse des liens entre la pensée du dernier Foucault et du néolibéralisme. Mais aussi pour les nombreux problèmes posés par cet angle qui, disons-le, ne convainc pas. Pour preuve, cet inventaire à la Prévert de « figures marquantes » qui n’ont à notre connaissance aucune existence dans la biographie et l’œuvre foucaldienne – Aldous Huxley étant par ailleurs de trente ans l’aîné de Foucault.
Preuve en est aussi cette volonté d’inscrire une continuité faussement évidente entre LSD, contre-culture, mouvement hippie et néolibéralisme, qui est au bas mot cavalière mais permet de faire tendre les derniers écrits de Foucault vers une fin du politique et de l’histoire à la Fukuyama, dans un coup de force contextuel en définitive anti-historique. Sans nier l’impact du LSD sur la contre-culture des années 1960, qui fut la première à voir déferler la drogue massivement, rappelons que la plus grande consommation statistique de LSD aux États-Unis date du tournant des années 1990 et 2000 (en quantité, du moins). Plus proche de Foucault, la consommation d’acid connaît un creux de deux ans environ entre 1974 et 1976, avant de retrouver son niveau de la fin des années 1960 dès 1980, grâce à l’essor des milieux gothiques et des premières raves et des clubs où s’invente la techno house. Le LSD continue alors d’accompagner la contre-culture, il est vrai banalisé dans son usage par l’essor d’autres drogues comme la MDMA récréative (ectasy). Les rares travaux sur l’histoire du LSD insistent d’ailleurs sur l’importance de la répression et de la lutte contre la drogue pour expliquer cette baisse du mitan des années 1970 : la Drug Enforcement Administration a été créée en 1973, suite au Controlled Substance Act de 1970, dans le cadre de la sinistre war on drugs de l’administration Nixon avec ses relents moralisateurs et répressifs et son inefficacité retentissante.
À preuve, enfin, cette décontextualisation de l’histoire du néolibéralisme lui-même, inverse de l’effort magistral de Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter (Gallimard, 2019) : pourquoi ne pas rappeler, même succinctement, aux lecteurs et lectrices l’histoire du célèbre colloque Walter Lippmann de 1938 à Paris, ou la précocité de la prise de pouvoir de l’ordo-libéralisme allemand ? Ce manque de clarté et de rigueur historique explique certaines reprises étonnantes d’une histoire officielle ne résistant absolument pas à quelques lectures fort accessibles, ainsi cette narration de la présidence giscardienne comme moment de modernisation des mœurs et du gouvernement après la période gaullienne. Cette histoire fantasmée est celle des néolibéraux d’alors et d’aujourd’hui, et on s’étonne de la voir reprise de nombreuses fois, d’autant plus que les auteurs professent une critique justement contextualisée par une « histoire “vraie” » où les « éléments de la vie et de la mort de Foucault ne peuvent être dissociés des expériences culturelles, politiques, érotiques, économiques et même d’espionnage qui ont caractérisé son époque ».
Au-delà des suspicions que jette l’arrière-plan historique des auteurs, le traitement des textes de Foucault paraît lui aussi surprenant, tant l’ouvrage égalise l’ensemble des écrits de la main du philosophe, critiquant l’Histoire de la sexualité à la lumière d’entretiens journalistiques qu’éclaireraient les cours au Collège de France ou les écrits du for privé. Si bien que la tentation néolibérale de Foucault – indéniable à nos yeux – se généralise à de nombreux textes par un effet de brouillage et d’indétermination des registres de chacun des Dits et écrits, qui ferait presque oublier que seuls deux cours au Collège de France sont explicitement consacrés au néolibéralisme dans l’ensemble de l’œuvre scientifique du philosophe. Les nombreuses interviews où ce dernier avoue son enthousiasme pour la deuxième gauche (ou la nouvelle droite) sont des témoignages importants pour la compréhension de cette pensée. De là à en faire un moyen aussi systématique de critique des ouvrages plus élaborés, il y a un pas audacieux sur lequel on pourrait ironiser longtemps, puisqu’il s’applique aux textes d’un des plus grands penseurs des liens entre l’auteur et l’œuvre.
L’analyse du Foucault d’« après mai 68 » devient ainsi un jeu d’ombres chinoises où les années 1970 et 1980 sont caricaturées à l’extrême pour planter le décor d’un personnage intellectuel largement simplifié, parfois par des lectures à nos yeux erronées. Ainsi de la lutte de Foucault contre « l’herméneutique de soi héritée du christianisme » qu’affirment les auteurs, là où les cours au Collège de France du philosophe insistent longuement sur le fait que cette herméneutique est déjà formalisée dans la période hellénistique, c’est-à-dire avant l’avènement du christianisme (pour un exemple très explicite, voir le cours de 1980-1981 de Michel Foucault dans Subjectivité et vérité, EHESS/Gallimard/Seuil, 2014). Dans cette perspective, l’analyse des auteurs paraît perdre largement en crédibilité et fait perdre de son intérêt à un texte qui n’en contient pas moins des analyses plus convaincantes, notamment sur la notion d’« expérimentation » appliquée à la pensée et à la vie foucaldienne. Ce Foucault « dernier homme » est alors plus à comprendre comme symptôme des brouillages idéologiques et historiques opérés depuis longtemps désormais par de nombreux discours complexes à cartographier, tant l’auteur de l’Histoire de la sexualité est devenu l’auberge espagnole où chacun.e plaque son agenda universitaire, scientifique, idéologique, militant, médiatique, etc. Sans surprise, les auteurs citent à de nombreuses reprises l’avers le plus récent de leur propre point de vue, l’ouvrage limité de Geoffroy de Lagasnerie (La dernière leçon de Michel Foucault, Fayard, 2012), donnant plus largement à ces conflits de chapelle une grande importance dans leur propre livre.
Cet agenda apparaît plus explicitement dans une conclusion confuse qui convoque des Gilets jaunes « hors des limites d’une gouvernementalité libérale ou néolibérale » après avoir rappelé l’antienne des affinités électives entre le « néolibéralisme progressiste » de Nancy Fraser, des féministes, antiracistes, environnementalistes et LGBTQ, et d’autre part le néolibéralisme de Wall Street, Hollywood et de la Silicon Valley. Sans doute, pour démentir de telles affirmations, ne faut-il pas s’arrêter à un simple rappel du fait que le groupe polymorphe des Gilets jaunes ne saurait stricto sensu échapper à toute logique néolibérale, ou au constat trivial que la plupart des militantes et militants féministes et anti-racistes sont encore largement exclus des cercles néolibéraux de pouvoir et de domination. Sans doute conviendrait-il de rappeler brièvement ce qui pourrait ou devrait faire l’objet d’une somme aujourd’hui manquante : l’histoire foisonnante de ces idées se baladant sans ambages dans chaque recoin du spectre idéologique et politique actuel et qui enrégimentent si souvent Foucault comme emblème d’un postmodernisme dont le progressisme serait en réalité un conservatisme, une contre-révolution, une impuissance. On retrouve en filigrane les critiques séminales que fit par exemple Michel Clouscard à Foucault et à de nombreux penseurs contemporains dès la fin des années 1970, que décalquent parfois Dean et Zamora – cela dit plus nuancés et précautionneux – sans rappeler l’ancienneté de leurs propos, ni leur postérité.
Car la vigilance du livre à ne pas verser dans une critique réactionnaire n’empêche pas de noter des parentés entre son propos et d’autres critiques de Foucault, dénonçant elles aussi la ductilité de cette pensée avec un néolibéralisme plus diabolisé qu’analysé, qui aujourd’hui peuple surtout certains organes d’extrême droite (la revue Limites, ou le nauséeux « Putain » de Saint Foucault de François Bousquet, en 2015). On ne peut suspecter ces deux auteurs d’une quelconque connivence ou parenté avec ces pensées, et il existe bien évidemment un anti-foucaldisme de gauche, mais la similitude de fond, si ce n’est de forme, des propos est plus que troublante. Elle tend à prouver l’incompréhension permanente de pensées dites « de gauche » face à une histoire contemporaine des idées dont Foucault est, nolens volens, l’un des principaux arc-boutants. Les références des auteurs, très marquées par François Ewald et Gary Becker, sont tributaires d’une lecture partiale du philosophe qui ne dit pas véritablement son nom.
Or, dans un paysage intellectuel souvent incertain, la responsabilité paraît grande de fournir des clefs et des éclaircissements, de s’efforcer d’éviter la confusion d’où émanent de possibles passerelles idéologiques néfastes. Cet effort n’est pas fourni dans des débats intellectuels agonistiques et caricaturaux donnant ou trop ou pas assez d’importance à la pensée foucaldienne – démontrant d’abord le fait qu’une lecture apaisée et désacralisée de Foucault demeure aujourd’hui délicate, à défaut d’une critique historique et exégétique aboutie. Dernier homme et fin de la révolution ne signent dès lors que la certitude que, malheureusement, on n’en a pas fini avec Foucault.