L’esprit du savoir

L’érudition librement consentie de Lucien X. Polastron fait de ses livres des classiques, d’autant qu’il joue du temps long de La Bibliothèque, non pas la sienne, mais la bibliothèque en soi partout présente et toujours différente. À hue et à dia, il nous fait croire à l’évidence des choses relevées, et c’est roboratif. Embarqués, on suppute, on opine ou on reste sidérés devant le kaléidoscope oulipien des possibles scènes de lecture. On y batifole selon l’imprégnation donnée par un cadre architectural qui introduit à  ce que veut l’écrit conservé, institué au long cours, et l’on n’en jauge que mieux les choix de notre présent.

Lucien X. Polastron | Ma poussière est l’or du temps. Autobiographie de La Bibliothèque recueillie et mise en état par Lucien X. Polastron, usager. Les Belles Lettres, 192 p., 23,50 €
Comenius | Image du monde sensible. Trad. du latin et préfacé par Lucien X. Polastron. Les Belles Lettres, 524 p., 25,50 €

Rêvées pour les unes, parcourues par son confesseur, oubliées ou détestées, ces bibliothèques fusionnent en cet un(e), La Bibliothèque, qui « se parle », au féminin, pour traverser l’histoire universelle avec des moments de gloire ou de lamentables dilapidations. Le XVe siècle fut fondateur avec ses humanistes, l’infâme Malatesta le condottiere inclus, ses imprimeurs dont Alde Manuce, ses savants convaincus, tel Budé, bien avant que Naudé ne coure l’Europe pour Mazarin. Mais le meilleur peut s’étioler, à en croire le roman picaresque de la Hermandina de Séville qui passa de 15 000 livres remarquables à moins de 4 000, par dilapidation, censure inquisitoriale et dédain de Charles Quint. L’étape fondatrice, bien plus en amont encore, fut le passage du papyrus au parchemin qu’ordonna l’empereur Constantin Ier : sans ces scriptoria, nous n’aurions plus grand-chose de l’Antiquité.

Dans Une brève histoire de tous les livres (Actes Sud, 2014) comme dans Le papier. 2 000 ans d’histoire et de savoir-faire (Imprimerie nationale, 1999), Lucien X. Polastron s’intéressait à l’objet casé de toute nature, papyrus, rouleaux, codes, manuscrits divers dont l’aventure est faite de décisions autant que de légendes, ce qui ne le fait pas rompre avec les plaisirs de la littérature mise en liste selon la LILU, une Liste Idéale de la Littérature Universelle, propre à la lecture d’élection. Elle a un parfum José Corti, mais expansé au monde entier, car en amoureux de toutes les calligraphies, le narrateur a parcouru la planète, des alentours de Pékin à Tianjin et Shanghai, ce qui ne le dispensa pas, en impénitent pérégrin, de passer par l’Arabian Library d’Arizona construite par Richard Kennedy. On entraperçoit aussi le Londres de la British Library à la LL, London Library, de statut entièrement privé, fondée en 1841 et qui prête son million de livres – en 55 langues – et en accès libre ; la NYPL, New York Public Library, le touche par l’hommage au modeste Radtke qui a donné tous ses biens à sa mort en 1973 : ce n’était pas un Carnegie mais il sut dire ce qu’il devait à l’autodidaxie par le livre et souhaita à d’autres le même bonheur. Les contrastes, l’aspect ouvert ou ségrégé, font de chaque bibliothèque un condensé d’utopies et de compromis diversement résolus. 

Ma poussière est l’or du temps, Autobiographie de La Bibliothèque recueillie et mise en état par Lucien X. Polastron, usager
Salle de lecture principale, New York City Public Library (1910) © CC0/WikiCommons

Ce  voyage stimule la réflexion. On s’émerveille, on rit, on retrouve ce que l’on a bien oublié, on se console en retrouvant quelques-uns de ses repères après avoir mesuré l’insondable de ses propres lacunes, et, pour croiser les approches au fil de ses propres curiosités, on peut retourner à l’imposante bibliographie et au fastueux index.

Vibrant d’informations denses et foisonnantes sur ce qu’il en est de l’accès à ces richesses communiquées sous divers usages réglementaires, ce livre est jubilatoire parce qu’il nous fait errer librement dans des lieux que tout un chacun a un peu pratiqués, adorés ou détestés, et l’esprit de la pointe convoque Umberto Eco pour définir en 1981 à Milan ce qui serait la pire des bibliothèques. Celle de la Sorbonne ne valait guère mieux avant que, sans doute sensible à pareille caricature, la vénérable dame ne s’amende radicalement, preuve que tout est possible tant cet objet culturel est un condensé d’initiatives et de volontés collectives.  

À savourer au moment où, quittant vos propres bibliothèques, une once de nostalgie et le temps de lire retrouvé vous rendent le goût des labyrinthes du temps.

Nous savons le mythe qui a accompagné Comenius (1592-1670), pédagogue matriciel chez les jésuites alors qu’il était pasteur morave. Il inspira toutes les recherches éducatives des temps modernes selon ses deux convictions, la défense de sa foi chrétienne de tradition hussite et sa conviction, anticipant Condillac, que les sens fondent la raison. C’est ainsi que l’imagier du monde sensible du XVIIe siècle qu’il présente est bien plus que la collection de mots de petit latin propres à préparer les collégiens à ne pas user d’autre langue en dehors de moments récréatifs précis.

Ce livre est bien dans la lignée de ces trésors de « l’or du temps » chers à Lucien X. Polastron qui l’exhume d’un sommeil de 350 ans et le dote d’une préface. Au verso des pages, une gravure, parfois maladroite, en face, coté recto les mots, une vingtaine par page, latins sur une colonne, en français sur la seconde. En un siècle, une cinquantaine d’éditions dans une dizaine de langues ont fait le succès de ce parcours d’apprentissage sans limite car, à la suite des métiers, des faits de société et des valeurs morales présentées, on aboutit aux « croyances religieuses » qui se terminent, nécessairement par le Jugement dernier.

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Les outils prennent leur emploi, le cordonnier et le fabricant de toile ou de pain œuvrent, les gardiens de troupeau aussi. La vie sociale, des sept âges de la vie, la famille, la cité, la maison, le négoce, le procès montrent les représentations du temps ; le soldat d’époque s’y donne à voir tout armé ; le négoce, les naufrages, le tribunal, les moyens de transport, et, plus étranges à notre sensibilité, « les supplices des criminels » font partie de l’apprentissage de la vie. L’impétrant du XVIIe siècle savait les choses désignées et proposées à son attention, ce qui rend concrète notre actuelle rencontre avec ces usages et croyances jusqu’au bestiaire fantastique, les reptiles et les oiseaux imaginaires allant jusqu’au basilic mystérieux, un monstre qui ne gêne aucunement la rationalité de l’auteur en géométrie pour les éclipses ou les phases de la lune. Le tisserand ou l’imprimeur font appel à des notions plus courantes.

Indépendamment de la catéchèse, les pages consacrées à la nature humaine se prolongent des valeurs de justice, de prudence, de générosité, de tempérance, de bravoure aussi, car la finalité, dit la conclusion, est que l’enfant puisse désormais lire les bons livres, qu’il devienne « docte, savant et juste » et qu’il craigne Dieu afin de s’enrichir de « l’Esprit du savoir ». La boucle est bouclée, il sera client de La Bibliothèque.