Le dernier livre de Saidiya Hartman, Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Social Upheaval (publié en 2019 aux États-Unis), paraît presque en même temps en français que le livre qui l’a rendue célèbre aux États-Unis et dans d’autres régions du monde, À perte de mère, publié en 2006 et traduit en 2023. La chercheuse, enseignante à l’université de Columbia, y poursuit son travail monumental pour combler les béances de l’histoire des vies esclaves en montrant combien les premières générations libérées continuent à faire l’objet de comportements, de préjugés et de lois qui les maintiennent en esclavage.
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, beaucoup de Noirs ont fui le Sud des États-Unis et les conditions serviles dans lesquelles ils et elles étaient maintenu·es, « cherchant un asile politique dans leur propre pays », selon la formule d’Isabel Wilkerson citée par Saidiya Hartman [1], pour fuir un esclavage qui ne disait pas son nom. Beaucoup se sont réfugiés à Philadelphie et à New York (mais aussi à Chicago et à Détroit) dans l’espoir fou d’une vie meilleure, d’une vie nouvelle. Tout semble possible mais rien ne l’est. Les ghettos qui se constituent peu à peu apparaissent alors comme « la plantation étendue à la ville ». Seules les professions dédaignées par les populations blanches sont accessibles. Les femmes sont particulièrement surveillées et on les envoie en prison ou en maison de redressement sous n’importe quel prétexte : avoir des amants, un enfant hors mariage, être seule le soir dans la rue… Les accusations de prostitution ou de « vagabondage » se multiplient et ces délits le plus souvent sans preuves sont sévèrement réprimés.
Saidiya Hartman s’est plongée dans les archives judiciaires et policières de cette répression. Elle y a vu la façon dont l’augmentation des populations noires dans les villes (multipliées par deux à New York entre 1890 et 1900, par exemple) suscite des violences racistes et débouche sur des formes de ségrégation : on cherche à réguler des comportements jugés déviants par une série de lois oppressives, sur le vagabondage et sur les tenements insalubres qui sont des instruments de surveillance et permettent de multiplier les arrestations. Saidiya Hartman s’inscrit dans les pas de W.E.B Du Bois, qui s’était installé avec sa femme Nina dans un slum de Philadelphie entre 1896 et 1898 et avait produit la première étude sociologique de la communauté noire de cette ville. Elle lui consacre un chapitre en montrant, malgré sa dette, les limites de son approche quantitative et de certains de ses préjugés touchant les femmes. Certes, son étude extensive était précieuse pour donner une histoire changeante et vivante de la société noire, mais Du Bois ne voit la liberté, notamment sexuelle, de certaines femmes que comme la conséquence de leur statut de victimes, « d’une longue histoire de viol, destinées à la vente ». Saidiya Hartman choisit au contraire de lire dans leur indiscipline un élan révolutionnaire, une forme salutaire de rébellion. Elle met ainsi surtout ses pas dans ceux de Michel Foucault qui s’appuie aussi sur des archives judiciaires pour parler de vies oubliées ; qui cherche à leur donner une densité et une raison, par-delà le caractère infime de la trace, par-delà l’infamie de la non-renommée ; qui met au jour la relation de ces vies avec le pouvoir répressif. Elle accomplit pleinement le projet finalement abandonné par Foucault – on se souvient que La vie des hommes infâmes, texte publié pour la première fois en 1977, était à l’origine une préface à une série d’histoires de l’enfermement qui ne verrait jamais le jour – en obéissant parfaitement au programme du traitement littéraire d’une source, où la littérature se pose comme une éthique de la requalification de ces vies – contre le droit qui les a condamnées.

Dans une note liminaire intitulée « Un mot sur la méthode », Sadiya Hartman revient sur les matériaux de base, qui attestent les faits et l’existence des personnes dont les histoires sont retracées : registres de loyers, enquêtes sociologiques, comptes rendus de procès, rapports de la brigade des mœurs, de travailleurs sociaux, de brigades judiciaires, entretiens avec des psychologues, photographies des quartiers et des taudis, dossiers judiciaires : « autant de documents qui, tous, présentent ces femmes noires comme un problème ». Le contre-récit consiste, je le disais, à retrouver les ferments d’insurrection que contiennent ces vies, leur part de désir et de liberté ; à faire de l’intimité hors mariage, de la maternité libre ou des passions queers des marques d’indépendance et de radicalité politique. Il implique aussi une narration rapprochée, qui habite les dimensions intimes de la vie de ces femmes, faisant entendre le brouhaha des villes et de la vie sociale. Saidiya Hartman invente pour cela « un style qui place la voix du narrateur et celle des personnages dans une relation inséparable afin que la vision, la langue et les rythmes des indisciplinés façonnent et structurent le texte ». Le résultat est un grand livre d’histoire : d’histoire comme littérature (beauté de la langue, empathie, force collective de l’épopée et du chant) et d’histoire comme science (information entièrement sourcée, thèse pouvant être réfutée tout en étant parfaitement convaincante).
Un chœur de femmes anonymes fait entendre sa voix de façon régulière pour accompagner les destinées de celles qui cherchent tout simplement une façon de vivre et sont éprises de beauté. Elles s’appellent : Ida Wells, qui refuse de quitter le wagon de première classe pour lequel elle avait un billet et qui deviendra une oratrice politique influente contre le lynchage et la ségrégation ; Mattie Nelson, qui arrive de Virginie à New York en bateau et refuse les pénibles travaux de blanchisseuse qu’on lui propose, préférant recevoir des hommes chez elle et fréquenter les théâtres et les bars ; Gladys Bentley, star de Harlem qui aime, vit en homme et épouse une femme blanche, transformant en acte révolutionnaire le « dégenrage » qui a marqué les femmes noires obligées de travailler et de transformer leurs ventres en usines pendant toute la période de l’esclavage ; Esther Brown, qui refuse le travail et fait tout ce qui est en son possible pour vivre ses rêves ; Edna Thomas, actrice de music-hall qui finit en couple avec Lady Olivia Wyndham.
Quelques-unes sont connues et qualifiées d’indisciplinées. Les plus obscures d’entre elles finissent pour la plupart à Bedford Hills, terrible prison dont des lettres et des rapports témoignent de la brutalité, tout comme les articles de presse au moment de la mutinerie de 1920 à laquelle participent Eva Perkings et Loretta. Mises en scène ou en série, ces femmes forment « un tableau vivant des indisciplinées ». Tout est parti pour Saidiya Hartman d’une photographie terrible, celle d’une petite fille d’à peine dix ans photographiée en « odalisque » sur le divan du photographe Thomas Eakins, qui la désespère dans ce qu’elle montre de l’exploitation, de la contrainte, de la stigmatisation comme marchandise, de la minoration d’une vie. « En regardant cette photo, écrit-elle, on peut presque entendre la symphonie de colère qui résonne dans cette silhouette immobile, arrêtée. C’est une image que je ne peux ni revendiquer ni refuser. Il faut reconnaître que c’est un point de départ difficile, et un aveu que la violence n’est pas exceptionnelle, mais qu’au contraire elle définit l’horizon de l’existence de cette petite fille et des autres. Cela revient à admettre que nous n’avons jamais été destinées à survivre… » Pour lui donner une voix et une existence, elle va chercher ses sœurs, actives dans la construction d’une vie libre pour la deuxième et troisième génération de Noires nées après la fin officielle de l’esclavage : elles qui pressentent que « quelque chose d’autre » doit avoir lieu, même s’il n’est pas facile de retourner la honte et le stigmate pour les transformer en fierté – car « un stigmate n’est pas un attribut, c’est une relation ».
L’indiscipline n’est pas ici l’argument d’autorité du discours qui se voudrait anti-autoritaire. Elle est un véritable programme de pensée adossé à des trajectoires conscientes du fossé qui sépare l’endroit où l’on se trouve et la manière dont on pourrait vivre, « le chemin d’errance emprunté par la nuée sans meneur en quête d’un endroit meilleur ». « L’indiscipline est une pratique de la possibilité à une époque où toutes les routes, à l’exception de celles dont on force le passage, sont condamnées. […] L’indiscipline est une exploration continue de ce qui pourrait être. » C’est elle qui anime aussi ces pages : l’exploration continue de ce qui a été minoré, à savoir l’aspiration de ces femmes à ouvrir leur propre voie. La combinaison inventive et à bonne distance du récit et de l’archive (ce que Saidiya Hartman appelle « fabulation critique » dans son article « Venus in Two Acts » de 2008) est un procédé à double détente : il permet certes de donner mémoire et agentivité à des personnes minorées et empêchées, mais, plus globalement, il retarde et déplace la tendance des historiens à voir dans l’archive le négatif de l’histoire (« une condamnation à mort, un tombeau, l’exposition d’un corps violé »). Il met en mouvement le potentiel créateur d’existences qui ne peuvent dès lors être enfermées dans leur seul statut de victimes.
[1] Isabel Wilkerson, The Warmth of Other Suns: The Epic Story of America’s Great Migration, New York, Random House, 2010 : citée par Saidiya Hartman, Vies rebelles, p. 133.