« bell hooks » est le pseudonyme de Gloria Jean Watkins (1952-2021), écrit volontairement en minuscules et choisi pour signer son premier recueil de poèmes en 1978 en hommage à son arrière-grand-mère, Bell Blair Hooks, et à ses ancêtres amérindiens. Son dernier livre traduit en français sous le titre plus contemporain de Sororité correpond à Sisters of the Yam: Black Women and Self-recovery, paru en 1993. L’entretien qui le suit, réalisé en juin 2004 entre bell hooks et l’éditrice Jill Petty, a l’intérêt majeur de rappeler le contexte de la première publication dans une petite maison d’édition : à un moment où sortaient des livres de fiction destinés aux femmes noires, qui insistaient sur les traumatismes qu’elles subissaient. Face aux viols, incestes, violences domestiques et agressions racistes, bell hooks propose une méthode d’auto-guérison qui en passe aussi par l’action politique collective.
Théoricienne du black feminism contre le suprémacisme blanc, le capitalisme et le patriarcat, son premier livre, en 1981 (traduit tardivement en français), s’intitule Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, titre choisi en référence au discours prononcé par l’ancienne esclave et prédicatrice Sojourner Truth au congrès des femmes (blanches) de l’Ohio. en 1851. bell hooks soutient en 1983 une thèse sur l’œuvre de Toni Morrison à l’université de Californie à Santa Cruz où elle enseigne ensuite. Elle a promu la conviction qu’une politique de libération doit s’appuyer sur des solidarités et de l’amour comme éthique. Après avoir écrit une quarantaine de livres, sa renommée de poétesse, autrice, féministe, professeure, critique, devient internationale, perceptible, et célébrée au moment de sa mort, en décembre 2021.
Dans la préface, intitulée « Reflets de lumière », de son dernier livre paru en français aux éditions Payot, bell kooks fait référence à son premier ouvrage, Ne suis-je pas une femme ? où elle soulignait la dévalorisation de la féminité noire et l’extrême difficulté de développer une estime de soi, qu’elle analyse comme « une forme intériorisée du racisme ». À la suite d’Audre Lorde, elle envisage le recours au développement personnel et insiste sur la nécessité d’une auto-guérison centrée sur les besoins et les préoccupations des femmes noires. Préoccupée par l’état de dépression de ses étudiantes noires, appartenant pourtant le plus souvent à des milieux privilégiés, elle décide de créer un groupe de soutien appelé « Les Sœurs de l’igname », en référence à une plante de base de l’alimentation africaine, utilisée aussi pour soigner. Dans ce livre, bell hooks affirme qu’on ne peut guérir de ses angoisses ainsi, mais en mettant en œuvre un processus de développement personnel permettant de tisser un lien entre auto-guérison et résistance politique collective. Car le système imbriqué de dominations menace la santé mentale et physique des femmes noires qui en ont cependant pris conscience grâce à ces œuvres de fiction.
On mesure encore mieux le décentrement que nécessite en 2024 la lecture de la traduction française trente ans après l’écriture et la publication du livre. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de titres d’ouvrages ou de films sortis aux États-Unis dans les années 1980, cités en 1994, n’évoque pas vraiment de référence précise pour la lectrice ou le lecteur d’aujourd’hui.
En 1994, le livre de bell hooks s’adressait à toutes les femmes noires, à quelque milieu qu’elles appartinssent ; c’est « celui qui a trouvé le plus grand écho auprès des lectrices noires à l’échelle planétaire », écrit l’autrice, et c’est ce point qui peut aujourd’hui provoquer l’intérêt en France. Soit l’unité déclarée de la condition de toutes les femmes noires affectées à des degrés divers par la dépression et l’anxiété, qu’elles soient prises dans les rets des dominations croisées du « système capitaliste patriarcal » ou elles-mêmes en tant que femmes fortes, dominantes et autoritaires, en tant que mères éducatrices face aux violences du monde. bell hooks place au centre de sa réflexion la spiritualité, dans son choix de guérir, d’aimer, étape pour elle et pour toutes les femmes noires, forme de la libération et finalement « forme authentique de militantisme ».
L’autrice traite de la prise de conscience et de la guérison des femmes noires en treize courts chapitres, dont les titres très généraux vont de « À la recherche de la vérité » (premier chapitre) à « Marcher selon l’esprit » (dernier chapitre), les quatre derniers exprimant le crescendo de « Vivre pour aimer », en passant par « Douce communion », « Joie de la réconciliation » et « Toucher la terre » (chapitre 12), qui est un hymne aux traditions des populations amérindiennes et africaines de respect pour la fécondité de la nature et de la terre, « symbole de nos liens diasporiques », écrit-elle.
Le titre anglais du livre, Sistersof the Yam, évoque l’igname comme symbole porteur de vie, de la solidarité et de la communauté noires. C’est le nom donné aussi – comme évoqué précédemment – aux étudiantes qu’elle a réunies pour constituer un groupe de parole, de conscience et de soutien afin de trouver des méthodes de guérison pour les difficultés d’être de chacune. bell hooks met en scène sa propre famille avec ses cinq sœurs soumises aux critiques négatives de leur mère qui entendait contrôler ses filles. C’est le cas aussi de la poétesse Audre Lorde qui fait le récit, dans son roman autobiographique Zami (1982), d’une stratégie parentale négative, marquée par une volée de coups reçus de sa mère après qu’elle eut exprimé sa déception ne pas avoir été élue déléguée, avec ce commentaire éloquent : « qu’est-ce que cette crétine que j’ai élevée pour penser que ces bons à rien de blancs vont préférer l’élire plutôt qu’une prétentieuse ». Il s’agit pour Lorde de remplacer cette voix dominatrice et injurieuse par une voix douce, compatissante et attentionnée. Cette mise en cause de la parentalité noire autoritaire est un des points parmi les plus intéressants car l’autrice décortique le processus de contrainte et de domination qui pèse sur les enfants et sur les mères qui se sentent responsables du comportement ultérieur de leurs enfants dans une société profondément marquée par le racisme et les discriminations.
L’autre point intéressant est l’examen de tout ce qui concerne le corps des femmes noires, en particulier toute l’importance de la gestion de la chevelure, du surpoids ou des maladies spécifiques, jusqu’à la mort, moment à la fois de deuil et de réjouissance qui se traduit par la traditionnelle veillée où l’on entend prendre soin de la personne défunte après la mort de son corps. De nombreuses femmes ont du mal à aimer leur corps, à accepter la couleur de leur peau, et bell hooks s’appuie sur un roman de Toni Morrison, Beloved, pour exalter la prise en compte du toucher, des caresses, et de l’érotisme que les femmes noires lesbiennes ont célébré hors du cadre patriarcal.
Partagé entre récit personnel, confidences d’autres personnes et exemples pris dans la littérature, s’adressant à la communauté des femmes noires au-delà des expériences sociales diverses, ce livre traversé par une spiritualité salvatrice peut surprendre.