Nicolas Martin-Breteau traduit pour la première fois en français le premier ouvrage de W.E.B. Du Bois, fondateur oublié de la discipline sociologique aux côtés de Durkheim et de Weber. Cette édition irréprochable donne accès à une pensée d’une grande actualité, qui innerve depuis trois décennies de nombreuses recherches en sciences sociales. Elle restitue l’histoire de la critique des questions raciales dans un fascinant télescopage des époques, et reconnaît enfin l’importance d’un des pères noirs de la sociologie.
W.E.B. Du Bois, Les Noirs de Philadelphie. Une étude sociale. Trad. de l’anglais par Nicolas Martin-Breteau. La Découverte, 550 p., 27 €
Cent vingt ans après sa parution, en 1899, Les Noirs de Philadelphie est enfin disponible en français. Cet immense délai est la première source d’étonnement face à l’ouvrage, mais l’introduction de Nicolas Martin-Breteau permet d’y répondre par une démonstration remarquable : W.E.B. Du Bois a été rapidement oublié par la tradition sociologique, qui a longtemps refusé de le reconnaître comme fondateur parmi d’autres de la discipline aux côtés de ses contemporains Émile Durkheim et Max Weber – ce dernier ayant pourtant longtemps dit son admiration pour le travail de Du Bois. D’où une mémoire sociologique exaltant Le suicide (1897) ou L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) et laissant dans l’oubli Les Noirs de Philadelphie, étude tout aussi fondamentale.
Les méthodes et les objets d’enquête de Du Bois apportent à la sociologie naissante des concepts (environnement, question de la neutralité politique de la science et question raciale) et des méthodologies (historicité, statistique, statut de l’enquêteur, approche relationnelle de la société) qu’on associe habituellement à des mouvements plus tardifs des sciences sociales. Le sociologue, fraichement diplômé de l’université de Pennsylvanie, met en œuvre cette approche innovante dès son premier travail qui l’inscrit dans un champ d’investigation scientifique naissant, aux États-Unis comme en Europe. L’entreprise d’occultation de son œuvre commence dès lors. Malgré quelques recensions louant dès la parution du livre sa rigueur scientifique et enquêtrice, l’étude est parfois éreintée, voire complètement ignorée, par la communauté scientifique. En dépit de son caractère pionnier, ce premier travail ne permit pas à Du Bois de trouver une place dans les grandes universités de son pays, ce qui le poussa peut-être à délaisser un temps la carrière universitaire pour un engagement associatif et militant en faveur de la cause noire. Ce militantisme lui assura une solide notoriété, qui ne dépassa guère cependant les frontières américaines. Ainsi que le rappelle l’introduction, la pensée de Du Bois reste par la suite ignorée par les grands représentants de la sociologie américaine, notamment l’école de Chicago, malgré les dizaines de livres qu’il publia, dont certains sont devenus des classiques. Il fallut attendre l’arrivée des Black Studies dans les années 1960 et 1970 pour voir réémerger la figure du sociologue noir américain dans cet océan d’ignorance, avant que ne se multiplient, à partir des années 1990, les retours vers son œuvre dans le monde entier.
Comment expliquer cette sorte de damnatio memoriae ? Si l’on en croit Nicolas Martin-Breteau, plus que convaincant, la raison est aussi simple qu’indigne : « En réalité, il ne fait aucun doute que s’il avait été blanc, Du Bois aurait été considéré d’emblée comme un fondateur de la sociologie. » L’auteur a bien été victime d’un racisme universitaire systématique, qui l’a empêché d’accéder à une notoriété et à un statut que ses travaux lui promettaient, et a poussé vers un militantisme de plus en plus affirmé un jeune homme plutôt porté sur le consensus et les stratégies d’évitement face à ce qu’il appelait lui-même « le préjugé racial ».
L’un des intérêts majeurs de cette traduction est de fournir le témoignage d’une activité intellectuelle et scientifique magistrale de la part d’un auteur discriminé dans un contexte de racisme systématique et structurel, où il se trouve contraint de multiplier les euphémismes et les concessions rhétoriques les plus outrés afin de ne pas heurter son lectorat potentiel, tout en élaborant l’une des premières pensées critiques étayées de la question raciale. Les nombreux rappels par Du Bois de la paresse et du vice presque consubstantiel des Noirs américains masquent, derrière leur apparente reconduction d’un ordre social et intellectuel raciste, une dénonciation plus radicale du « problème noir » comme « problème blanc », impliquant dès lors l’ensemble de la société et ne pouvant se résumer à des politiques spécifiques aux Noirs.
Pour le lecteur contemporain, la lecture des Noirs de Philadelphie offre plus qu’une révision nécessaire de l’histoire de la discipline sociologique. À l’heure où se multiplient les polémiques sur l’usage des concepts d’inspiration américaine et anglo-saxonne de race, de Noir et de Blanc, voire d’intersectionnalité (Du Bois apparaissant souvent comme l’un des premiers à utiliser ces démarches scientifiques qu’on n’appelait pas encore ainsi), ce travail apparaît comme un jalon bienvenu pour dépassionner ces questions. D’abord par l’implacable rigueur dont il témoigne, ensuite grâce au décalage temporel qu’il permet d’introduire ; car, contrairement à la présentation qui en est souvent faite, ces débats sont bien plus anciens qu’on ne le croit, en dépit des évolutions qu’ils ont connues.
La comparaison entre les époques a toujours ses limites – Du Bois évoluait dans un monde de racisme explicite et systématique bien différent de notre temps – mais on ne saurait trop conseiller la lecture de cet ouvrage à celles et ceux qui estiment qu’il y aurait une dangereuse pente « identitaire » à voir des Noir.e.s d’aujourd’hui (se) penser en tant que Noir.e.s. En commençant par identifier le racisme et les discriminations d’alors, pour entendre la possibilité qu’ils demeurent, transformés, aujourd’hui. Peut-être trouvera-t-on à cette lecture les ressorts d’une pensée de la question noire inscrite dans une histoire intellectuelle plus complète, qui nous épargne les essentialismes nombreux la traversant encore, depuis certaines caricatures dites décoloniales jusqu’aux vitupérations xénophobes invasives dans le débat public.
Tout cela ne résume pas un ouvrage essentiel de l’histoire de la sociologie, dont l’aridité bien de son temps rebutera certainement un lectorat peu enclin aux tableaux statistiques et à la méticulosité enquêtrice. Il s’insère magistralement dans la série d’éditions de classiques oubliés de la sociologie entreprise récemment par les éditions de La Découverte – notamment certains textes auparavant peu accessibles de Max Weber – pour offrir au débat et à la connaissance la possibilité d’une compréhension affinée et approfondie des sciences sociales dans une histoire profuse et complexe, dont nous sommes, bon gré plutôt que mal gré à nos yeux, les héritiers.