Qu’on grandisse sur une île ou dans les montagnes, à la ville ou à la campagne, on porte les espoirs et les attentes d’une famille, d’une communauté. On essaie de trouver sa voie, sa voix aussi quand on écrit. Ces trois livres permettent de croiser les expériences, de réfléchir à la place donnée aux femmes et à la façon dont elles s’inscrivent ou non dans un destin souvent tracé pour elles.
Noir d’os est un récit autobiographique de bell hooks, dont la publication aux États-Unis (1996) est antérieure à de nombreux livres plus théoriques de l’autrice, mais qui contient en germe leurs idées. Elle évoque son enfance dans le Kentucky, ses parents et ses grands-parents, en particulier sa grand-mère Saru, une Amérindienne. Certains épisodes racontés ici se retrouvent dans d’autres ouvrages, tel celui de la colère de la petite fille à qui on interdit de jouer avec les billes de son frère, qui figure dans La volonté de changer (paru en anglais en 2004, en traduction en 2021). Très tôt, elle ressent fortement les injustices et perçoit les attendus liés au genre (son père la bat parce qu’elle a voulu jouer avec les billes de son frère) et le conditionnement racial imposé par l’Amérique de la ségrégation. Elle veut bien jouer à la poupée, mais elle veut une poupée qui lui ressemble, pas un jouet « couleur chair ». Elle voudrait rester déguisée en cow-girl, avec un gilet, des bottes et un pistolet.
Elle est témoin de violences conjugales ; le cœur déchiré, elle cherche ailleurs une figure d’homme doux et compréhensif, auprès de son grand-père Daddy Gus par exemple. Elle est considérée comme une enfant difficile et triste. Elle porte des lunettes, ça coûte cher. Elle est attirée par la religion mais on lui dit qu’en tant que femme elle ne peut pas prêcher. Elle lit des livres et passe beaucoup de temps seule, dit qu’elle ne veut pas se marier, bref ne fait rien comme tout le monde. Quand elle se met à fréquenter des garçons à l’adolescence, ça ne va pas : l’un est trop jeune, l’autre est blanc. Quand elle fréquente assidument une fille, méfiance ; les parents ne veulent pas d’une fille « excentrique », c’est-à-dire homosexuelle, comme elle le comprendra plus tard. Elle trouve du réconfort dans la lecture et l’écriture auprès de sa grand-mère : « Quand je raconte mon rêve à Saru, celui du jeune guerrier qui emprunte mes traits dans le feu de l’action, elle dit que c’est le visage de ma destinée, que je suis destinée à être un guerrier. Je ne comprends pas bien. Je n’ai pas l’intention de prendre part à des guerres ou des combats. Elle dit qu’il y a bien des champs de bataille dans la vie, que j’éprouverai la vérité de ce rêve avec le temps. »
Le récit autobiographique de la Jamaïcaine Safiya Sinclair, dont c’est le premier récit publié, est parcouru de questionnements similaires qui apparaissent dans toute leur complexité. Safiya Sinclair a grandi dans une famille « rasta », c’est-à-dire vivant selon les principes stricts du rastafarisme : l’idéalisation de l’Afrique en général et de Haïlé Sélassié en particulier, un régime alimentaire plus restrictif encore que le véganisme, la recherche de la droiture et de la pureté, non contaminées par « Babylone » et ses péchés. Son père se montre intransigeant, particulièrement avec ses filles : elles doivent porter des dreadlocks mais ni bijoux, ni maquillage, ni pantalon. Le fils est le seul à être autorisé à faire du vélo. Quid de la mère ? Mortifiée qu’on lui annonce dans sa jeunesse qu’elle est stérile, elle s’est raccrochée de tout son être à l’homme qui lui dit de ne pas croire aux mensonges de Babylone et grâce à qui elle tombe enceinte. Le père de Safiya lui-même a trouvé dans le rastafarisme de quoi se forger une identité, lui qui n’a pas connu son père et que sa mère a abandonné quand elle s’est remariée.
La Néo-Zélandaise Patricia Grace, qui n’en est pas à son premier livre, entrecroise trois destins de femmes maories : Mata, dont la mère est morte et le père reparti à l’étranger, a été élevée dans un orphelinat où on lui a enseigné qu’il ne fallait pas dire de « vilains » mots mais où on lui a surtout inculqué qu’elle avait de « vilains » cheveux et qu’elle ne devait son salut qu’à la charité chrétienne de sa tutrice, Mrs Parkinson. Celle-ci lui prend une bonne partie de son salaire quand elle quitte l’orphelinat et trouve un emploi, ne la laissant même pas s’acheter un manteau. À l’âge de dix ans, elle passe trois semaines en visite dans sa famille maorie qui a enfin retrouvé sa trace, trouve tout étrange, d’autant qu’elle ne parle pas la langue, mais sa tante lui parle (en anglais) de sa mère, la prend dans ses bras : elle fait partie de la famille. L’une de ses cousines, Makareta, reçoit une éducation maorie, empreinte de traditions, mais passe aussi quelques années dans un établissement réputé, dans un environnement social différent. Contre toute attente, elle refuse le mariage arrangé prévu par sa famille et décide de rejoindre sa mère à Wellington, où elle devient infirmière avant de s’engager dans la défense de la culture et de la langue maories. Une autre cousine, Missy, prend la place de Makareta et le mari prévu pour elle devient le sien. Makareta a été élevée par sa grand-mère et ses tantes, sa propre mère étant partie à Wellington. Son père est mort à la guerre, comme d’autres Néo-Zélandais engagés pendant la Seconde Guerre mondiale du côté des Alliés. Missy a pour sa part ses deux parents et de nombreux frères et sœurs, encore plus si l’on compte ceux qui sont morts à la naissance (son frère jumeau mort-né narre une partie du récit). Elle a grandi dans la pauvreté mais entourée d’amour, et accepte de trouver l’amour, ou du moins d’essayer, avec un homme qu’elle n’a pas choisi. Une famille maorie, comme une famille rasta, c’est une famille qui peut être chaleureuse mais aussi étouffante.
Qu’advient-il de Safiya ? Elle se passionne pour la langue et écrit de la poésie, mais faute d’argent elle ne peut aller à l’université que plusieurs années après avoir terminé le lycée. Elle tente de percer dans le mannequinat, se rend aux États-Unis, mais ses dreadlocks sont un obstacle à sa réussite. Elle finira par les couper, ultime transgression des interdits paternels (après d’autres, comme le fait de se faire percer les oreilles), créant un précédent dans sa famille : sa mère et ses sœurs reprendront elles aussi le contrôle de leurs corps. Les questions liées au physique des femmes sont également présentes dans les œuvres de Patricia Grace et de bell hooks : on a déjà évoqué les « vilains » cheveux de Mata, on pourrait évoquer ceux de bell hooks, presque raides, mais qu’elle décide de faire défriser tout de même pour connaître ce rite partagé par sa mère et ses sœurs. Quand ce ne sont pas les cheveux qui font l’objet de critiques, c’est le corps : la famille de bell hooks la trouve trop maigre, trop peu féminine, et la force à manger. Missy aussi est maigre, moins jolie que Makareta, mais elle est tout de même acceptée comme épouse. Quand ce n’est pas le corps, ce sont les vêtements : Mata n’est pas autorisée à s’acheter un manteau, ni Safiya à porter un pantalon. La couleur même obéit à des codes : la jeune bell hooks n’a pas le droit de choisir un manteau noir, perçu comme « une couleur de femme ».
Remarquée et encouragée par Derek Walcott, le grand poète antillais, Safiya finit par aller étudier aux États-Unis, où elle se heurte au racisme à Charlottesville. La colère contre l’impérialisme blanc, ce que son père appelle « Babylone », refait surface. Malgré la violence de leurs affrontements, Safiya et son père finissent réconciliés ; symbole de cette union retrouvée, un poème qui lui est dédié et qu’elle lit en public en sa présence. Si la mère de Safiya lui a appris le nom de toutes choses, plantes, oiseaux et créatures marines, son père lui a aussi apporté quelque chose, non seulement sur le plan des idées mais également de la langue : « Le Rastafari rejetait tout mot anglais empreint d’une connotation négative et saisissait toutes les occasions de bousculer la langue de Babylone, si bien que « understand » devenait « overstand ». » Dans le mot « understand » (comprendre) le préfixe « under » (sous) est trop négatif pour être conservé dans l’anglais rasta. Dans le même ordre d’idée, le père de Safiya appelle la reine Elizabeth II (symbole de l’Empire britannique et à la tête du Commonwealth) « Eliza-bat » (« bat » signifie chauve-souris). Safiya et son frère reproduisent, plus ou moins consciemment, ce schéma d’animalisation en donnant à leurs chiens les noms « Reagan » (décrit par leur père comme « pire qu’un chien bâtard ») et « Thatcher ». Safiya garde toute sa vie le goût des mots, elle en connaît la valeur : les mots du mél qui lui ouvrent l’accès à une université américaine sont « en or », elle écrit un « poème d’argent » et rien ne la réjouit plus que l’idée d’aller étudier l’anglais aux États-Unis : « j’allais étudier. J’allais écrire, rêver, embrasser et apprendre les langues étranges et secrètes du monde. »
Ce rapport à la langue existe aussi dans l’œuvre de Patricia Grace : Mata vit dans la rue mais elle se nourrit de mots et crée les siens, comme ce mot « innoir » qui irrigue les premières pages. Dans la préface de son recueil de nouvelles Électrique cité (écrit en 1987, paru en français en 2006), Patricia Grace explique : « Je cherchais toujours à rendre « le parler vrai », autrement dit, la façon de parler anglais des Maoris. […] Cela pouvait également comprendre le mélange des temps employés, ou bien l’emploi du présent pour un événement passé. […] On peut aussi trouver par endroits un anglais plus ou moins haché, abrégé, où le sujet a complètement disparu : « Passer, jeter un coup d’œil… », où le sujet est répété : « Ta maîtresse, elle… » ». Cette dernière forme, la reprise du sujet, est trop courante en français pour qu’on y perçoive un décalage, mais l’emploi du présent pour un événement passé est particulièrement frappant dans cette phrase qui revient trois fois dans Cousines : « Mata elle la donne à Manny. Elle la donne à Manny, la bille. » Cela sonne comme une formule magique et ce geste qui paraît dérisoire et banal est en réalité un puissant symbole de ce qui se joue dans le roman : le renoncement et l’altruisme. « C’était une grande bille de verre, avec des volutes de bleu, de jaune, de rouge et de vert à l’intérieur. Il y avait aussi des taches de mauve fumé et de brun doré. C’était comme si là, à l’intérieur de la bille, il y avait un nouveau monde tout petit, et comme si elle tenait dans sa main ce nouveau monde bigarré. » Mata pense que le don de cette bille à un cousin l’aidera à être mieux acceptée dans sa famille maorie, ouvrant la porte d’un nouveau monde. Elle renonce à ce que d’autres enfants, dans son école, seraient prêts à échanger contre cette bille. Makareta troque son statut d’enfant choyée, de précieuse fille à marier, pour l’inconnu de la grande ville. Missy met ses rêves de vie urbaine dans sa poche pour venir en aide à sa mère, accusée d’avoir poussé Makareta à partir. C’est elle, Makareta, qui retrouve la trace de Mata à l’âge adulte et lui permet de renouer avec sa famille maorie : « Maintenant il y a Mata à prendre en compte. Je veux qu’elle rentre avec moi sur ses terres. […] Les cadeaux sont faits pour être donnés, et un jour rendus. Ce doit être son tour, à nouveau, de tenir la bille multicolore ». Makareta meurt avant d’avoir pu retourner sur les terres familiales et c’est Mata, avec l’aide d’un homme qui a été son mari, qui y ramène son corps.
La relation entre cet homme, Sonny, et Mata montre qu’il n’est pas question d’exclure les hommes de l’histoire. Mata a trouvé de l’aide auprès d’une collègue de travail, sans qui elle n’aurait pas mis fin à la tutelle de Mrs. Parkinson et sans qui elle n’aurait sans doute pas osé entrer en relation avec Sonny. Ce dernier, même si leur mariage n’a pas fonctionné, n’a pas d’animosité et, avec sa connaissance de la langue et des coutumes maories, joue sans arrière-pensée le rôle d’intermédiaire avec sa famille pour arranger les obsèques de sa cousine. De la même façon, Safiya n’aide pas seulement sa mère et ses sœurs : elle vient en aide à son frère quand il est en grande difficulté financière pendant ses études, risquant même de rater son déjeuner avec Derek Walcott, et son frère lui vient en aide après qu’elle a été agressée physiquement par leur père. Dans Noir d’os aussi, plusieurs hommes aident la petite fille puis l’adolescente : son grand-père Gus la réconforte, un prêtre catholique la guide vers une spiritualité moins tourmentée, sans parler du professeur d’arts plastiques qui lui fait découvrir le pigment qui donne son titre à tout le livre. Un homme sans préjugés qui accueille la sensibilité, y compris artistique, de la jeune fille : « C’est le seul qui semble comprendre que le problème vient des Blancs et de leur haine et non de nous. Il ne refuse pas que nous existions. Il ne me refuse pas la couleur noire. Il m’incite à rester dans ce ton mais à y ajouter de la couleur, à aller plus loin. […] Il y a sur toute la toile des couleurs estompées contenant de petits morceaux de leur éclat originel ». C’est, comme dans Cousines, tout un monde que bell hooks recèle en elle, en attente de quelqu’un avec qui le partager.
Ces femmes sentent profondément qu’elles font partie d’une communauté et particulièrement d’une lignée de femmes. Mais elles se sentent aussi en décalage, en porte-à-faux, et tout l’enjeu est d’arriver à trouver leur place.
Il y a beaucoup d’attente dans ces récits : celle de Safiya avant de s’éloigner de l’influence paternelle, de pouvoir aller à l’université ; celle de Mata, impossible, puisqu’elle apprend à ne rien désirer, ne rien attendre des autres, tout en souhaitant retrouver la mère qu’elle n’a pas connue ; celle de bell hooks, cette soif de comprendre et d’être comprise, de trouver aussi comment aimer et être aimée autrement que selon les schémas qu’elle perçoit autour d’elle. Ces femmes sentent profondément qu’elles font partie d’une communauté et particulièrement d’une lignée de femmes. Mais elles se sentent aussi en décalage, en porte-à-faux, et tout l’enjeu est d’arriver à trouver leur place. Elles ont parfois la sensation de devoir agir en mère envers leur propre mère (bell hooks, Missy, Safiya) et cherchent une nouvelle façon, non seulement d’agir et d’être, mais aussi de s’exprimer pour dire cet écartèlement. On sait que bell hooks a choisi un pseudonyme sans majuscules pour que l’attention se focalise sur son œuvre plus que sur sa personne, un geste linguistique fort. « La capacité à « traduire » des idées pour une audience qui varie en âge, en sexe, en appartenance ethnique et en degré d’alphabétisation est une compétence que les éducatrices féministes doivent développer », écrit-elle dans De la marge au centre, dans la traduction de Noomi B. Grüsig (éditions Cambourakis), un passage cité dans Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s de Noémie Grunenwald, une autre traductrice de bell hooks.
C’est sa démarche : elle écrit Noir d’os tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, comme pour dire son expérience personnelle tout en maintenant une certaine distance. Son univers mental n’a rien de binaire ; il est assez logique que quelqu’un qui ne rentre pas dans les cases préétablies ne pense pas en catégories rigides. La démarche de Patricia Grace est voisine, jouant avec la langue oralisée, insérant des mots maoris et même quelques néologismes : son « noir innoir » (undark dark) n’est pas très éloigné du « noir d’os » (bone black) puisque l’obscurité n’est pas là où on l’attend. De façon similaire, on a vu que Safiya Sinclair a gardé de l’influence rastafarienne une grande sensibilité aux connotations des mots. Elle crée des images incandescentes qui déjouent les apparences : « Ici, aucun arbre n’est jamais simplement un arbre. Ici, chaque champ vallonné a été nourri de sueur volée, chaque arpent verdoyant a jailli du sang. Pendant des mois, […] j’ai essayé d’entendre les familles perdues dans la stridence dispersée des cigales ». Si le défi de l’écriture a toujours été de traduire en mots une réalité non verbale, voilà trois femmes qui écrivent dans une démarche voisine de ce que décrit Noémie Grunenwald au sujet de ses traductions : non seulement avec le sens de faire partie d’un collectif (« toutes les femmes qui avaient mis un pied devant l’autre et enfoncé leurs mains dans la terre. Des femmes qui avaient survécu. Les femmes qui m’ont faite », écrit Safiya Sinclair), mais également dans une langue que l’on parle « ouverte » (aux autres langues, notamment), pour reprendre les termes d’Édouard Glissant, une langue qui s’éloigne du conditionnement dont elle a pu être le reflet.