Venise a toujours fasciné les écrivains et les peintres. Venise, de Jean Lorrain (1855-1906), nous plonge dans l’ambiance du tournant du siècle dernier, avant l’avènement du tourisme de masse, quand la littérature de voyage pouvait encore se permettre des envolées lyriques. Venice: City of Pictures, de Martin Gayford, est plus systématique, tout en restant passionné : la ville fait figure de grand tableau – voire de mise en abyme – sur lequel artistes et intellectuels mettent leur patte. La Sérénissime pose avant tout la question du regard : où se situe la frontière entre sujet et objet, faisons-nous tous partie d’une façade ?
Est-on plus serein à la Sérénissime ? Les capitales déchues ont ceci de rassurant : flâner dans leurs allées revient à récolter des signes de décadence ; le visiteur, fier d’être vivant et muni de devises superflues, nargue la ville hôtesse, brandissant son iPhone comme un sabre, le pointant sur les façades de somptueux palais et églises – joyaux d’une cité auparavant en essor –, pour capturer des images de sa putréfaction, se mettant au premier plan sur la photo afin de se donner le rôle du conquérant sur sa page Instagram. Parfois, on se sert également des autochtones – descendants des rois et des doges d’autrefois ? –, qui sont réduits à autant d’éléments de décor. Like a Virgin (1984), clip de Madonna, constitue l’un des moments forts de cette tradition : des gondoliers conduisent la pop star à travers des canaux, sinon on alterne des images de la chanteuse et d’un lion sauvage qui se pavanent tour à tour sur la place Saint-Marc, preuve que l’évangéliste a cédé la place à la puissance américaine.
À la même époque à peu près, Philippe Sollers entama son projet vénitien : le travail de la pop star dura un mois, celui du dandy plus de trente ans, selon la plaque apposée à l’entrée de la Calcina, son hôtel de prédilection. L’écrivain n’évoque pas la musicienne dans son Dictionnaire amoureux, et pour cause : l’auteur de Casanova, soucieux d’assurer son image de libertin et de quasi-Vénitien, entretient un rapport sournois avec l’américanité ; dans Femmes, son tropisme d’outre-Atlantique passe par un narrateur new-yorkais, tandis que dans La fête à Venise ce rôle est confié à la maitresse de son alter ego. Pour Sollers, comme pour tant d’autres, Oncle Sam est à ses côtés lorsqu’il regarde une ville idéale, il porte des lunettes made in U.S.A.
Jean Lorrain, lui, appartient à une autre époque. Quelle chance de ne pas avoir connu la Première Guerre mondiale et l’arrivée en masse des troupes wilsoniennes sur le Vieux Continent, évènement annonciateur du débarquement de la « génération perdue » ! Ce qui ne veut pas dire qu’il gomme la présence touristique ; c’est simplement que, avant l’uniformisation des coutumes et l’effacement du principe même d’altérité, on se réjouissait de la diversité des visiteurs, on voyait la différence entre un Anglais et un Autrichien : le touriste aussi attirait le regard.

Comme elles sont charmantes, ces pages pleines d’enthousiasme ! Pourtant, l’auteur ne se fait pas d’illusions sur sa passion : « Le Poison de Venise, c’est la solitude de tant de palais déserts, le rêve des lagunes, le rythme nostalgique des gondoles, le grandiose de tant de ruines, et, dans des colorations des perles, perles roses à l’aurore et noires au crépuscule, le charme de tristesse et de splendeur de tant de gloires irrémédiablement disparues, et, dans le plus lyrique décor dont se soit jamais enivré le monde, la morbide langueur d’une pourriture sublime. »
Le décor éclipse les habitants, la ville sert de scénographie. Contrairement à Madonna et à Sollers, Lorrain n’abuse pas de son propre personnage pour animer ce décor, il a comme seul défaut de s’extasier devant les indigènes, tombant dans le piège essentialiste : « À Venise la figuration vaut le décor, elle y est adéquate. Le peuple y demeure ce qu’il était au XVIe et au XVIIe siècle, que dis-je, en des temps plus reculés encore. Cette race vénitienne élégante et fine et pourtant musclée, mélange heureux du sang d’Italie et du sang autrichien, est unique et particulière entre toutes. Nulle part l’homme du peuple ne s’y est conservé aussi svelte et aussi souple dans ses mouvements. Les gondoliers du Carpaccio descendent toujours la travée d’eau du Grand Canal, parachevant de leurs longues silhouettes découplées la ligne effilée des gondoles. »
Carpaccio ? Lorrain se réfère-t-il au « plat signature » du Harry’s Bar, vendu à cinquante-huit euros ? Mais non, ce mets n’a été inventé qu’en 1950 ! Il n’empêche, aujourd’hui la fine tranche de viande crue focalise plus le regard des fétichistes que ne le font les tableaux du peintre éponyme. Venise demeure, en tout cas, une ville dévouée aux surfaces, à la superposition des couches minces – créées avec un couteau, un pinceau ou d’autre outils – qui racontent une histoire dense.
Venice: City of Pictures, de l’historien d’art britannique Martin Gayford, part de ce principe, en insistant sur le rôle de la ville comme lieu de représentation, où l’accumulation incessante de références artistiques aboutit paradoxalement à une esthétique de la superficialité, au sens propre. Gayford a eu l’idée de son livre il y a quelques années en passant devant la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, qu’il compare à un décor de scène du XVe siècle, « un paravent fait de marbre et de calcaire, avec des fenêtres et une embrasure de porte […] une composition séduisante […] qui ne sert à rien si ce n’est à encadrer la petite cour derrière ». Gayford prétend déceler une peinture dans cette « transformation théâtrale de l’espace urbain », c’est-à-dire que la pierre de l’édifice ne paraît pas « minérale », les veines de marbre semblent avoir été « tachetées par les coups d’un pinceau », preuve qu’à Venise chaque objet est susceptible de se métamorphoser en autre chose ; tout – sculpture, architecture, etc. – finit par devenir un tableau. Ou, si on est Madonna, un clip !
Gayford trace l’histoire des arts vénitiens de Bellini (le peintre, et non pas le cocktail du Harry’s Bar) jusqu’à la Biennale. Il explique comment la géographie de la lagune, sa situation au carrefour du commerce entre les mondes occidental, byzantin, et arabe, a créé un espace propice au brassage des influences culturelles, incarné par la place Saint-Marc, cette dernière célébrée par Ruskin pour sa façade « lombarde, gothique et arabe ». Évoquant le vieux clivage entre pessimistes – pour qui la ville serait moribonde, voire morte – et optimistes, il prend parti pour les seconds, se moquant de la phrase écrite par Henry James en 1882 : « Il n’y a plus rien à dire à son sujet. »

Gayford dit plein de choses, ses chapitres sur Titien, le Tintoret, Turner, Byron et Ruskin sont passionnants. On apprend comment Byron, dans Le pèlerinage de Childe Harold, a transformé notre vision de Venise, la présentant comme un endroit propice à la rêverie poétique sur le déclin et le délabrement, sur les altérations apportées par le passage du temps. « Ma Venise, a dit Ruskin, comme celle de Turner, a été principalement créée pour nous par Byron ». Turner fut en effet un lecteur assidu du poète anglais. Selon Gayford, personne avant Turner – ni Canaletto, ni Guardi, ni même Titien – n’avait transmis la « délicatesse vaporeuse » de la lumière vénitienne aussi bien qu’il l’a fait dans ses aquarelles.
Le génie de Gayford, c’est de maintenir cette impression de « délicatesse vaporeuse » au long de quatre cents pages, sans se noyer sous le poids de son érudition. Et de montrer la postérité de cette tradition, qui dépasse les limites de la lagune. Si, comme il le prétend, la technique de peinture à l’huile sur toile vient non pas de Florence mais de Venise, on peut considérer certains peintres du XXIe siècle comme « vénitiens », tels Anselm Kiefer, Jackson Pollock, Cy Twombly, Gerhard Richter et Lucian Freud (qui allait jusqu’à aimer tout ce qui rappelait l’odeur de la peinture). « La chair », dixit De Kooning, « est la raison pour laquelle on a inventé la peinture à l’huile. Et, en fait, cette invention a eu lieu à Venise ». Harry’s Bar avait raison : Carpaccio renvoie à la chair !
Gayford montre qu’on n’a pas besoin de personnages fictifs pour animer Venise ; l’esprit de la ville perdure, et, s’il faut porter des lunettes made in USA, mieux vaut porter celles de De Kooning que celles de l’amante sollersienne. On attend la traduction en français de ce livre magnifique.