Disques (21)
Le compositeur de musique concrète Pierre Henry (1927-2017), dans Carnet de Venise, rend musicaux tous les bruits de Venise. En dix étapes sonores, il brosse le portrait, parfois triste, parfois heureux, mais toujours touchant, d’une ville qui se prête merveilleusement bien à sa pratique.
Pierre Henry, Carnet de Venise. Harmonia Mundi-Mirare-Musée de la Musique (Paris), 17 €
En brossant le portrait sonore de Venise, Pierre Henry a rendu hommage à la musique italienne en 2003, à la demande du directeur du festival « La Folle Journée » de Nantes. C’est à la manière d’un photographe se baladant l’œil derrière son appareil que le compositeur de musique concrète a capté dans son magnétophone une multitude de sons et qu’il les a restitués dans son Carnet de Venise.
Des cloches de l’église San Giorgio aux clapotis de l’eau du canal de la Giudecca, tous ne seraient que des bruits banals si Pierre Henry ne les avait méticuleusement coupés, équilibrés, superposés, agencés… en un mot, mixés. Le résultat consiste en une promenade en dix étapes dont chacune permet de s’imprégner de la poésie sonore de l’endroit. À l’Embarcadère (septième étape de la promenade), par exemple, toute une variété de rythmes, ceux des amarres, de divers grincements ou des pas des piétons, prédominent dans une composition parfois perturbée par un bruit de sonnette et s’interrompant brutalement après la retentissante sirène d’un navire. Les rythmes et les grincements changent presque imperceptiblement : un peu comme par la magie des harmonies chez Philip Glass, la musique de Pierre Henry avance inexorablement mais avec une douceur infinie.
La promenade qui est proposée dans Venise n’est pas solitaire puisqu’elle se fait en compagnie de Monteverdi ; la mort de Clorinde, extraite du Combat de Tancrède et Clorinde, accueille d’ailleurs le voyageur à son Arrivée (première étape). Cette citation de Monteverdi est mise en scène dans le disque de telle sorte qu’elle semble avoir traversé les âges avant de parvenir à nos oreilles. En effet, près de quatre siècles séparent la composition de ce madrigal monumental et celle du non moins prodigieux Carnet de Venise. Le prodige tient ici dans la confrontation organisée par Henry. Le chant lamentable de Clorinde (« Ami, tu as vaincu, je te pardonne. Pardonne, toi aussi, non au corps, qui ne craint rien, mais à l’âme. Ah ! Prie pour elle, et donne-moi le Baptême », traduction de Philippe Beaussant dans Passages. De la Renaissance au Baroque, Fayard, 2006) est brutalement interrompu par les sons des machines et par la sirène d’un de ces immeubles flottants qui polluent l’espace visuel autant que sonore d’une ville dont on sait désormais que même le corps est atteint par la venue de paquebots démesurés. À la mort de Clorinde répond peut-être celle de Venise : le madrigal et le bruit des bateaux laissent la place, à la fin de ce premier morceau, à des sons évoquant plutôt l’exploration d’une épave sous-marine.
L’aspect de Venise a peu changé depuis des siècles. En superposant et en confrontant des sons anciens, des sons modernes et des sons intemporels, Pierre Henry pointe les blessures invisibles infligées à la ville. Mais si l’âme de la cité est atteinte, c’est peut-être, ainsi que l’écrit Henry James, « la faute de Venise, cette vieille sorcière au regard triste, qui met si aisément davantage de choses sous les mots habituels dont on se contente partout ailleurs ». L’écrivain américain observait que, chez certaines Vénitiennes, « ce qui frappait le plus immédiatement était la résignation de leur état cosmopolite, l’effacement des vieilles lignes traditionnelles […]. Si le “style”, à Venise, siège au milieu des ruines, permettons-lui toujours d’illuminer notre parcours quand nous lui rendons visite » (Voyages d’une vie, « Deux vieilles maisons et trois jeunes femmes », traduction de Jean Pavans, éd. Robert Laffont).
Il est possible d’avoir une telle écoute du Carnet de Venise de Pierre Henry et d’y entendre la promenade d’un esprit attristé car lucide, mais illuminé par des réminiscences sympathiques. Ainsi, tout va mal au début de la quatrième étape, Près de la Fenice, où le bâtiment branle au point qu’on s’attend d’un moment à l’autre à assister à son effondrement. Mais, pourtant, y résonne encore la musique de Monteverdi, comme pour rappeler que c’est à Venise qu’ont été ouverts, au XVIIe siècle, les premiers opéras publics. La musique concrète permet ici une parfaite réussite dans la fusion de deux styles apparemment antagonistes. Les sons électroacoustiques et les enregistrements de Pierre Henry, d’une part, et le madrigal baroque, d’autre part, se rejoignent dans un seul but, celui pour lequel la musique existe : faire naître, à partir d’effets sonores, les affects les plus divers.
Dans le Carnet de Venise, la voix humaine n’est pas uniquement celle de René Jacobs, dont les interprétations des madrigaux de Monteverdi sont celles qu’a choisies Pierre Henry. Deux étapes donnent une place importante à d’autres voix. San Marco fait entendre, en même temps que les cloches de la basilique et les cris des pigeons et des mouettes, des bribes de conversations dont on peine souvent à identifier la langue. Mais encore plus touchante est l’étape Au Ghetto, où des enfants crient et jouent au ballon tandis que les chanteurs déroulent, imperturbables, leur madrigal. Y aurait-il encore une jeunesse insouciante à Venise ? En illuminant notre promenade, Pierre Henry nous invite à le croire.