Le passé recomposé de John Ruskin

Ruskin, critique d’art, mais aussi critique de la société industrielle, pilier de l’Arts and Crafts Movement, militant de l’éducation populaire, maître à penser des pré-raphaëlites, avait interdit toute traduction de ses écrits de son vivant. Peu après sa mort, Proust entreprend ses « pèlerinages ruskiniens », traduit La Bible d’Amiens et Sésame et les lys avant de s’attaquer à Praeterita, mais renonce bientôt pour se lancer, nourri de cette expérience, à la recherche du temps perdu

John Ruskin | Praeterita. Introduction et traduction d’André Hélard. Presses de l’université de Rennes, 491 p., 28 €

La première traduction en français de l’autobiographie de Ruskin date de 1911. Elle est signée Madame Gaston Paris, toujours présentée sans autre qualification comme l’épouse du grand médiéviste, y compris sur la liste des lauréats du prix Jean-Reynaud. Pire, « elle n’est que la veuve de Gaston Paris, et aucun éditeur ne songe à rééditer sa superbe traduction du chef-d’œuvre de Ruskin », déplorait en 2016 Dairine O’Kelly en la comparant à l’ébauche de Proust. Il faut se reporter au catalogue de la BnF pour apprendre que Marguerite Paris, traductrice littéraire, est née Marguerite Mahou. 

Portrait de John Riskin  provenant du livre "Praeterita" de John Ruskin © PUR
Portrait de John Riskin provenant du livre « Praeterita » de John Ruskin © PUR

André Hélard commence par étriller longuement « Mme G. Paris », qui a dénaturé l’œuvre par une volonté de faire joli, un style tour à tour sentimental ou badin, une foule d’inexactitudes, et l’a déséquilibrée en l’écourtant de douze chapitres. Ce qui ne l’empêche pas lui aussi de commettre quelques erreurs, dès la phrase d’ouverture, « I have written these sketches of effort and incident », qu’il rend par « ses élans et ses trivialités », à prendre sans doute au sens anglais de trivialities, des futilités sans rien de malséant. Il confond Firth (estuaire écossais) et Frith, l’auteur des photographies de Conway Castle (au Pays de Galles) dont s’inspire une aquarelle du père de Ruskin. La mère confisque une paire de marionnettes offertes par « my homely aunt », « ma bonne tante », au motif que « cela n’était pas bon pour moi », au lieu de « it was not right for me to have them ». Malgré le parti pris annoncé de « toujours respecter la phrase ruskinienne », Hélard ne se gêne pas pour la remodeler, supprimer des répétitions rhétoriques, des effets d’écho calculés, des jeux de mots. Il traduit les poèmes de Ruskin, Byron, Wordsworth en vers libres, sans préciser qu’ils observaient des règles de versification strictes. Et il se permet lui aussi quelques enjolivements, ainsi cette Reine des Fées d’une arlequinade là où Ruskin écrit seulement pantomime. Ma confiance ébranlée, je l’avoue, j’ai été tentée de poursuivre ma lecture en VO. Mais trêve de critique, nobody’s perfect, surtout pas les traducteurs, qui jouent leur renommée sur un coup de plume quand ils osent s’attaquer à un monument. L’ouvrage très dense, près de 500 pages en petits caractères, fait des allers et retours dans l’espace, le temps et les thèmes de réflexion. Passé mon premier agacement, malgré sa rigueur inégale, Hélard suit en virtuose la variété des nuances et des émotions, le ton tour à tour ironique, exalté, docte, fanfaron ou dépressif du texte de Ruskin. Les splendides descriptions de paysages et les jugements architecturaux de l’auteur sont enrichis à point nommé par ses croquis, ses innombrables rencontres par de copieuses notes de bas de page. 

Praeterita, choses passées, omises, ou négligées, se veut l’exposé d’une longue éducation artistique et sociale, de principes de travail qui pourraient être utiles à autrui, occasion aussi pour Ruskin de répondre aux reproches formulés par divers correspondants. Les anecdotes, les souvenirs qu’il développe ou nuance au fil des pages sont autant de petits cailloux sur le chemin de sa vocation. Les deux premiers chapitres reprennent des passages de Fors Caligera, un ensemble de 96 lettres adressées aux ouvriers et artisans britanniques, les invitant à vivre plus sobrement, plus près de la nature, dans une économie chrétienne de l’entraide, programme qui le fait relire aujourd’hui par ses disciples comme un précurseur du combat écologiste. 

Aucun apport extérieur, fût-il d’un ami ou d’un maître, n’a été aussi déterminant que « le caractère et le génie particulier » de ses parents : elle, d’obédience évangélique, « une sorte de Desdémone dans la fleur de l’âge, occupée de la plus haute philosophie morale », devint pour son époux « brillant, actif et sensible », plus jeune, « une gouvernante et une confidente aussi respectée qu’admirée ». Leurs fiançailles durèrent neuf ans, le temps pour lui de rembourser les dettes de son père, et d’assurer leur subsistance grâce à un travail acharné. Avant d’accéder à la prospérité, le jeune couple vit dans une stricte économie qui les tient à distance de leurs voisins. Les journées du petit John, protégé des turbulences du monde « par ces sévérités monastiques et ces fiertés aristocratiques », observent une routine immuable. 

John Ruskin Praeterita
Image provenant du livre « Praeterita » de John Ruskin © PUR

Sa mère ne trouvant pas juste qu’il possède des jouets, l’enfant s’absorbe dans la contemplation d’un trousseau de clefs, compte les nœuds du parquet, les couleurs du tapis, les briques de la maison d’en face. Des cubes de bois, sans doute aussi cadeau de sa tante, lui donnent un amour précoce de l’architecture, et les voyages d’été avec ses parents l’amour des paysages d’Angleterre et d’Écosse, plus tard détériorés sous ses yeux par le génie mécanique. Il se remémore avec délice son premier voyage sur le continent, dans une luxueuse voiture tirée par quatre chevaux, n’a que mépris pour « les pauvres simplets d’esclaves modernes qui se laissent trimballer comme du bétail… à travers les pays qu’ils s’imaginent visiter ». En route ou aux étapes, il dessine ce qu’il a vu, écrit au retour des vers bien rythmés, mais qu’il juge dépourvus d’idées. Avant Rousseau, note-t-il, ébloui par la vision des Alpes, « l’amour  “sentimental” de la nature n’existait pas », ni avant Walter Scott « d’amour si compréhensif “pour les hommes de toutes classes et de toutes conditions” ». 

La famille, bientôt augmentée de sa cousine orpheline Mary, vit sur une colline ombreuse au sud de Londres, au milieu d’un jardin d’Éden dont tous les fruits lui sont interdits. Mais à table ils prennent une saveur céleste, comme le pur plaisir que  lui donnent les fleurs de leur allée d’arbres fruitiers. Il étudie la structure des feuilles, des pierres, premiers pas vers la connaissance experte du gothique flamboyant. De cette enfance tranquille, sans friandises ni divertissements, il a pris le goût des choses humbles et modestes. Une enfance qu’il estime entièrement appropriée pour un tempérament comme le sien. Sauf qu’on le destine à l’Église, malgré son horreur du dimanche qui le prive dès le matin de ses livres préférés. Il a treize ans quand un collègue de son père lui offre Italy. A Poem de Samuel Rogers, illustré par Turner, que ses parents jugeront responsable de ses « folies turneriennes ». 

Le matin est consacré aux leçons avec sa mère, l’après-midi à de libres méditations dans le jardin, où il se livre à sa  passion pour la botanique et la minéralogie. À partir de 18 h, thé au salon et lecture par son père des œuvres  préférées de ses parents, Shakespeare, Scott, Homère, Bunyan, qu’il entend et réentend maintes fois, Byron dont il fera son « maître en poésie, comme Turner l’était en peinture », Pope, Spenser. Dickens, qui par son goût de la caricature s’est exclu du nombre des grands écrivains, ne sera jamais pour lui « un élément éducatif, seulement une de mes meilleures récréations ». Et Shakespeare, qui  représente un monde où cela finit toujours mal pour les bons, ne lui est en rien bénéfique. Sa mère lui fait apprendre « tout le corpus des belles vieilles paraphrases du psautier écossais, avec leurs bons vers mélodieux et robustes » et lire des versets de la Bible en veillant tout particulièrement à son intonation. Autres points cardinaux de sa formation, la Paix, l’Obéissance, la Foi, « à elles trois mon plus grand bien ». Des bénédictions qui ne vont pas sans calamités. Ruskin pense que cette éducation a été trop formaliste et trop confortable pour forger son caractère. Les conseils prodigués par ses parents à leur entourage lui donnaient un sentiment de supériorité, voire de condescendance, qu’on remarque surtout envers les femmes, comme cette excellente amie en qui il a toute confiance, même s’il n’a jamais pris son avis. Leurs principes de précaution l’ont rendu inapte à l’équitation, faiblesse dont ils se consolaient en y voyant le signe de la singularité de son génie. Mais il n’était au fond « rien d’autre qu’un petit singe prétentieux et inintéressant », protégé par sa vanité de tout sens du ridicule. Toutes les qualités du génie lui faisaient défaut, « en dehors de cette patience du regard, et de cette précision de la sensation qui, dûment cultivées, ont plus tard formé mon aptitude à l’analyse ».

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De ses trois années à Oxford, Ruskin conserve des amitiés et le souvenir de quelques professeurs, énumère les opportunités manquées, les privilèges dont il a peu profité, ballotté par son indécision. Parmi ses guides de pensée, on croise Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, George Herbert, Miss Edgeworth, Sydney Smith, et toujours Walter Scott auquel il consacre une forte analyse dans les derniers chapitres. Aux plus populaires, il préfère ses romans véritablement écossais, « éternels exemples de l’art ineffable qu’enseigne la nature la plus envoûtante au plus authentique de ses enfants », compare son admiration joyeuse du passé, son ample savoir historique, à l’anxiété d’un Carlyle fixé sur l’avenir. Mais les grandes leçons fondatrices, il les tire de ses voyages. Rouen, les églises sculptées où l’art, la religion et le mode de vie sont en parfaite harmonie, le silence enchanté des paysages du Jura, Chamonix – il l’écrit « Chamouni », comme le prononcent les Savoyards –, les chalets suisses où s’exprime la joie industrieuse des hommes, Genève, « foyer de la pensée, de la passion de la science et du contrat social » avant que les marchands ne s’en emparent. La Grande Chartreuse le déçoit, mais il envie aux moines leur mépris pour les gens de commerce et les gens à la mode, avec qui le catholicisme a pactisé. À Pise, un frère de la Miséricorde lui fait découvrir le mystère de l’art chrétien primitif. À Gênes, la Pietà de Michel-Ange l’introduit à l’art italien. Il visite les sites peints par Turner, consterné par les ravages de la Renaissance, expose dans Modern Painters la puissance artistique de deux écoles ignorées en Angleterre où l’on n’apprécie que la peinture hollandaise, Fra Angelico à Florence, le Tintoret à Venise.

Ses premières impressions d’Italie sont fortement marquées par son hostilité au catholicisme corrompu. Un camée du jeune homme le montre de son propre aveu orgueilleux et morose. Non content d’afficher les préjugés et l’arrogance d’un touriste anglais moyen, il fait de « véhéments efforts » pour se montrer anticlassique. Ses façons de sortir des sentiers battus explosent « en pétards et fusées de la plus consternante hérésie », en impertinences irrépressibles quand des peintres amis de Keats tentent sa rééducation. La collection des Offices a été composée par des gens qui se souciaient de l’art comme d’une guigne, Saint Pierre est lourd, insipide, vulgaire, le Saint Jean-Baptiste de Raphaël une noire bouffissure. Avec le recul, il trouve ses articles de jeunesse signés Kataphusin, ‘According to Nature’, prétentieux, peu profonds, mais ses conclusions étonnamment justes. Il est sûr de son œil, de son coup de crayon, mais ses manières pontifiantes lui aliènent souvent les personnes qu’il souhaitait impressionner, ainsi lors de sa première rencontre avec Turner, qui aurait pu lui faire gagner dix années de vie et de travail appliqué. Bien plus tard, à sa dernière vision de Rome, la bonne conscience de son credo ébranlée, il découvre l’esprit protestant et l’esprit catholique également coupables, mesquins et bornés, perception qui va mûrir jusqu’à l’effondrement de sa foi puritaine.

John Ruskin Praeterita
La Pass of Faido , étude de John Ruskin (1845), © CC0/WikiCommons

Au cours de voyages successifs, il observe les destructions opérées par les avancées technologiques, les rochers fracassés, les tonnes de schiste déversées dans les rivières, la fumée qui ternit les couleurs, les édifices vaniteux et vulgaires qui cachent les étoiles. Notre-Dame n’existe plus pour lui après le passage de Viollet-le-Duc. Son voyage d’adieu à l’Italie lui fait éprouver la fragilité des côtes méditerranéennes, due à l’incurie des pouvoirs publics, et conclure que les flots et rocs du Nord ont plus compté dans l’histoire du monde que toutes les belles contrées du Midi sauf la Palestine. Les voies de chemins de fer ont effacé le tracé des fleuves et des montagnes d’anciennes cartes, là où se déployèrent les plus hautes vertus intellectuelles et morales écossaises. Des côtes du golfe de Solway, ont jailli la puissance de Puritains d’Écosse, la force de caractère de Turner. Ses Pierres de Venise lui paraissent désormais inutiles. Le seul objet des peintres aujourd’hui, c’est d’écraser le public par de grandes idées et de petites trouvailles, il ne voit « aucune peinture d’un lieu aimé pour lui-même ou compris par une intelligence non égoïste ». La beauté selon Alma Tadema, c’est son idée de Rome, mais la beauté de la nature sauvage ou d’une vie modeste, « personne ne se soucie de les connaître, ou de les sauver ».

« L’amour essentiel de la Nature, voilà la racine de tout ce que je suis utilement devenu, et la lumière de tout ce que j’ai correctement appris. » Son projet d’allier vertus préindustrielles et progrès social marque le début de son « véritable travail ». Il aboutira quelque vingt ans plus tard à la fondation de la Guilde de Saint George, grâce en partie aux terres dont il fait don pour y enseigner les arts et artisanats traditionnels. Le rêve d’y vivre avec sa jeune amoureuse, Rose la Touche, s’est éteint avec elle. La traversée d’un champ de chardons lui fournit les bases de son économie politique, la fortune héritée de son père, commerçant en vins de Xérès, va lui permettre de la mettre en pratique. Les Andalous ne tiraient aucun profit de leur beau pays : le sherry de première qualité servi aux « festins des vandales » chez ses parents, la charmante famille Domecq qu’il a enrichi, lui font percevoir ce qu’il y a d’erroné dans les lois sociales de l’Europe moderne, le conduisant à l’œuvre politique qui fut la chose la plus importante de sa vie. Il n’aspire qu’à apprendre davantage, et à enseigner ce qu’il sait de la vérité. En retraçant l’histoire de la Suisse depuis Charlemagne, il rend hommage à la Constitution de Fribourg, germe fécond d’un ordre social nouveau, aux chevaliers vaudois, aux paysans fidèles à leur modèle de vie rurale, à leur foi bienheureuse : « même décimés par le crétinisme, les Savoyards et les Valaisans ont conservé jusqu’à ce jour la vigueur de leur caractère personnel, partout où ils peuvent jouir de conditions autorisant une santé normale ». Les dégâts causés par les vents mauvais dans les vallées du nord des Alpes fortifient sa volonté de combattre les erreurs et négligences à l’origine d’un si grand mal pour un si noble peuple. 

Après la peinture et l’architecture, la musique, enfin, confirme le déclin des valeurs authentiques, de la Marseillaise qui inaugura les conquêtes révolutionnaires à l’usage dégradé d’orchestres militaires pour célébrer une victoire dans les soirées mondaines, des troupes de nations guidées par leurs rois aux armées mercenaires. Dernier moment d’harmonie improbable, un rossignol perché à l’entrée d’un tunnel, patiemment attendu tous les soirs par des centaines d’enthousiastes, « ne se soucie pas du bruit, de la fumée, de la vapeur, et son chant coule, sans  interruption pendant quatre ou cinq heures chaque nuit ». Le flot des souvenirs s’interrompt deux pages plus loin : Ruskin, dont la santé décline depuis des années, ne terminera pas son autobiographie.