Secte, mensonges et misogynie

La fureur de vivre, récit de Lauren Hough, ressemble au Livre de Job, par sa litanie de tribulations ainsi que par le stoïcisme de la narratrice. Son éducation religieuse y est pour beaucoup, elle a passé son enfance dans une secte évangélique qui l’a menée dans de nombreux pays, et a vécu dans des conditions miséreuses. Ayant grandi dans ce milieu, Hough porte un regard décalé sur le monde : ses phrases sont des claques, ses observations sont violentes et tendres. C’est un livre enragé, raconté par une narratrice apaisée.


Lauren Hough, La fureur de vivre. Préface de Cate Blanchett. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Chuvin et Laure Jouanneau-Lopez. Éditions du Portrait, 336 p., 24,90 €


Richard Isay (1934-2012), psychanalyste gay et figure primordiale en ce qui concerne l’acceptation de l’homosexualité dans le milieu freudien, prétendait qu’aux États-Unis l’homophobie cachait quelque chose de fondamental : la peur de l’efféminé. Dans le texte bouleversant de Lauren Hough, le lesbianisme de la narratrice sert de paratonnerre à de telles angoisses, comme si, aux yeux de son entourage, une femme amoureuse d’autres femmes concentrait toute l’horreur de l’altérité. Hough vit un martyre, sa seule existence est un affront aux valeurs de l’Amérique, pays qui, faute d’être macho, est andro-autistique, conspuant la féminité. L’autrice illustre la formule de Nietzsche : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Hough est une survivante, son supplice nourrit sa distance.

La fureur de vivre de Lauren Hough : secte, mensonges, misogynie

Sous la jetée de Huntington Beach © CC BY 2.0/photochem_PA/Flickr

Tout commence avec la secte, fondée par un certain David Berg, qui en 1968, à Huntington Beach (Californie), s’est mis à prêcher la bonne parole aux hippies dans un petit café sur la plage, « Les Jeunes pour le Christ ». Berg se servait de ses ados comme d’appâts, ils chantaient en offrant du café, des beignets rassis et un abri. L’évangile de Berg faisait de Jésus un hippie aux cheveux longs et le plus grand radical de l’histoire du monde. C’était un message d’amour inconditionnel, les adeptes trouveraient un sens à leur vie pourvu qu’ils abandonnent « tout », voire leurs biens et leur entourage. En 1971, environ cent cinquante disciples de Berg ont emménagé dans un ranch, près de Dallas, « la Clinique des Âmes du Texas ». On y vivait en communauté, sans sexe et sans drogue. Pendant que les adeptes gelaient dans leurs cabanes, Berg s’est trouvé un appartement sympathique à Dallas ; il a remplacé sa femme par sa secrétaire, en lui ajoutant deux ou trois maîtresses. Les Enfants de Dieu envoyaient des équipes de missionnaires dans les écoles et les facs, aux arrêts de bus, et aux carrefours stratégiques comme les places situées devant les Nations unies ou la Maison-Blanche. Le magazine Time les surnommait « Fous de Jésus ». Lorsqu’ils ont quitté le ranch, Berg avait réuni 1 400 fidèles, dont les parents de Lauren Hough.

Lors de la naissance de cette dernière, en 1977, il y avait 130 communautés dans le monde, et la secte s’appelait « Famille d’Amour ». Si elle est connue aujourd’hui, c’est en partie grâce à Jeremy Spencer de Fleetwood Mac, à Rose McGowan, ainsi qu’à River et Joaquin Phoenix, qui en furent tous membres. Sinon, la secte s’est fait connaître par sa Loi d’Amour : « Rien de ce qui est fait avec amour ne peut être mauvais […] Sortir en boîte et attirer des hommes riches dans son lit, ce n’est pas de la prostitution puisque c’est pour leur parler de Jésus. Quelqu’un veut coucher avec toi ou ton mari ? Nous ne sommes qu’une seule grande famille après tout. L’inceste ? Une invention du diable en personne pour que tu aies honte. Souviens-toi : l’unique loi de Dieu, c’est l’affection » Les disciples étaient totalement dépendants, ils ne travaillaient pas, ils avaient des enfants et ils vivaient à l’étranger. La famille Hough vivait dans des campings au Chili et en Argentine, à Buenos Aires, dans un bus transformé en mobile home, à Mendoza, dans une ferme avec des chèvres. Lorsqu’elle avait sept ans, les parents de Lauren ont quitté la secte, puis sa mère y est retournée deux ans plus tard.

La fureur de vivre de Lauren Hough : secte, mensonges, misogynie

Lauren Hough © Karl Poss IV

Entre-temps, la Famille s’est métamorphosée : elle s’est élargie à 10 000 membres qui habitaient des maisons dans lesquelles on entassait les gens : à Dallas, Hough dormait dans une chambre avec quinze autres gamins. Il y avait une réglementation quasi militaire qui affectait tous les domaines : du nombre de PQ à utiliser jusqu’à la réponse qu’on doit donner à un compliment (pas « merci » mais « louons le Seigneur »).

Facile à comprendre dès lors que, une fois adulte, Hough ait choisi d’intégrer l’armée de l’air américaine : son ambiance lui était familière. Son regard décalé transforme même les situations banales en un récit piquant : « J’avais vingt-trois ans et j’étais caporale, responsable des sauvetages au combat. Ça a l’air cool, comme boulot. On m’imagine toujours en train de sauter d’un hélico, de riposter face à l’ennemi ou de sauver un pilote. Dans les faits, je lisais, je jouais énormément au solitaire et, une fois par semaine, je m’asseyais dans un coin de la salle de réu pour faire défiler un PowerPoint. »

La fureur de vivre de Lauren Hough : secte, mensonges, misogynie

Vue de la base aérienne de Shaw, en Caroline du Sud, où Lauren Hough était affectée (1957) © Domaine public/United States Air Force

Hough réussit à démystifier les forces armées, idéalisées dans la culture populaire (voir Tom Cruise et Top Gun). Elle dresse le portrait d’une institution absurde, inutile, inefficace et sadique dans la lignée de Catch 22 et de M*A*S*H. On est en 1999, Clinton a fait passer six ans plus tôt une directive interdisant le harcèlement et la discrimination envers le personnel militaire, à condition que celui-ci reste « au placard » (« Don’t Ask, Don’t Tell »). Cela n’empêche pas Hough de subir un harcèlement épouvantable, comme si, à l’instar de Job, son destin était d’encaisser toutes les indignités.

L’étincelle – au sens propre – qui aboutira à son procès aura lieu un soir d’été en Caroline du Sud, quand un individu incendie sa voiture. Hough imagine que le malfaiteur est la même personne qui, un mois avant, avait tracé les mots « MEURS SALE GOUINE » dans la poussière de sa voiture de location. Mais dans l’univers absurde – et misogyne – de l’armée de l’air américaine, elle finira par se faire accuser elle-même du crime.

La fureur de vivre de Lauren Hough : secte, mensonges, misogynie

En fait, loin d’être une exception, les règles de la secte semblent gouverner l’Amérique entière. Contre toute attente, Hough avait réussi à sortir de la Famille sans perdre sa virginité, mais la brutalité de l’armée a eu raison de sa pudeur, la rendant cynique et insensible. Au début de son service militaire, elle ne savait pas qu’elle était lesbienne, malgré l’intuition d’une « sergente-cheffe de la Marine haute en couleur, qui ressemblait à Sam Shepard version butch », dont Hough a fait connaissance au cours de vietnamien du Centre des langues étrangères. C’est la sergente-cheffe qui a expliqué à la narratrice, incrédule, que cette dernière était enceinte lorsqu’elle a quitté le cours pour aller vomir dans les chiottes d’un vieux bâtiment datant de la Seconde Guerre mondiale. La grossesse provenait d’un viol commis six semaines plus tôt par un marin de Long Beach après une fête sur la plage. Hough n’avait que dix-neuf ans. Y réfléchissant, elle adopte un ton désabusé : « la Famille, tout bien considéré, n’était pas si radicale. Et si ça n’avait pas été ce type, ça aurait été un autre connard dans un autre endroit ».

La sergente-cheffe conduit Hough dans une clinique ; deux heures plus tard, sa nouvelle amie l’attend à la sortie, pour lui offrir un repas McDo. C’est la première fois qu’elle passe la nuit – même si c’est une nuit chaste – avec une lesbienne. Suivit une période provisoire marquée par une hétérosexualité frénétique : « Finalement, le Système avait réussi là où la Famille avait échoué. Il m’avait rendu docile. J’étais partante pour le premier venu qui voulait baiser. Bien sûr. Pourquoi pas. Au moins, c’était mon choix. » En général, cela se faisait avec des Marines dont les quartiers étaient juste à côté, la plupart du temps sur la plage ou dans une voiture.

Le rêve américain ? Lauren Hough en propose un autre éclairage.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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