Révélations australiennes

Dans le roman de Claire Thomas, trois femmes se croisent pendant une représentation de la pièce de Beckett Oh les beaux jours à Melbourne, à l’époque actuelle, pendant que des incendies font rage à quelques kilomètres de là. Dans celui de Gail Jones, qui se déroule au XIXe siècle, une pionnière de la photographie révèle son talent après avoir vécu dans trois pays différents. Deux triptyques brillamment réussis sur la littérature, l’art et la vie.


Claire Thomas, La représentation. Trad. de l’anglais (Australie) par Laura Derajinski. Gallimard, 280 p., 20 €

Gail Jones, Sixty Lights. Trad. de l’anglais (Australie) par Sika Fakambi, Le Nouvel Attila, 319 p., 20 €


La représentation est le deuxième roman de Claire Thomas ; le premier (non traduit en français), Fugitive Blue, suivait le destin d’un tableau au fil des époques. L’autrice, qui ne manque pas de sensibilité artistique, s’intéresse cette fois au théâtre. La représentation a été écrit en 2021, année du soixantième anniversaire de la pièce Oh les beaux jours de Samuel Beckett. Trois femmes aux âges et aux parcours différents assistent à cet étrange monologue d’une femme peu à peu ensevelie mais tâchant de faire bonne figure jusqu’au bout. Margot, universitaire septuagénaire, est une abonnée de ce théâtre ; Summer, étudiante en art dramatique, y travaille comme ouvreuse, tandis qu’Ivy, une quadragénaire fortunée, en est une mécène. Elles se croisent lors de l’entracte, mais se sont en réalité déjà croisées : Ivy a eu Margot comme professeure, Summer a suivi un de ses cours.

La représentation, de Claire Thomas et Sixty Lights, de Gail Jones

Claire Thomas © Leah Jing McIntosh

L’écriture sensorielle de Claire Thomas se prête bien à ce projet construit autour d’une pièce de théâtre ; les rangs des spectateurs sont pleins d’odeurs, de couleurs, de sons et de frôlements. La climatisation fait son œuvre tandis que la lumière forte de la scène semble écraser le personnage de Winnie comme un soleil brûlant. Les incendies dans le bush forment un arrière-plan à la pièce, surtout dans l’esprit de Summer qui craint pour sa compagne, April, partie prêter main-forte à ses parents contre l’avancée des flammes. Elle est abasourdie de constater à quel point une pièce écrite il y a plus de cinquante ans résonne aussi fortement avec son présent. Des trois femmes, c’est Summer qui a la conscience écologique la plus aiguë : le chapeau à plumes de Winnie ressemble à ses yeux à un oiseau mazouté, chaque évocation de la chaleur lui rappelle le réchauffement climatique et les incendies. Ce qui bouleverse Margot est plutôt la vulnérabilité de la femme ensevelie, l’imminence de sa disparition – en raison de son âge, mais aussi parce que, comme Winnie, Margot ne laisse pas paraître sa détresse alors que son mari, touché par la démence sénile, s’est mis depuis peu à la frapper. Ivy aussi est affectée, elle pleure discrètement sans parvenir à démêler clairement d’où viennent ses larmes : le personnage de Willie rampant à quatre pattes lui fait penser à son bébé, Eddie, et elle revit une session de parentalité où elle a parlé à d’autres jeunes mères de la perte, des années plus tôt, de son premier bébé, Rupert, emporté par la mort subite du nourrisson.

Les deux autres femmes portent aussi en elles des traumatismes : Summer n’a jamais connu son père et se heurte souvent à des manifestations de suspicion ou d’hostilité parce qu’elle n’est pas blanche comme sa mère. Il n’est pas rare qu’on la prenne pour une Aborigène. Margot souffre d’être battue par son mari, avec qui elle a passé de nombreuses années heureuses avant que sa santé mentale ne se dégrade, et la dernière partie du roman révèle que ces coups renvoient aussi à un traumatisme d’enfance. Le titre du roman, « La représentation », provient du contexte de la représentation théâtrale, mais il est clair, notamment pendant l’entracte, que les trois femmes qui ne sont pas sur scène jouent elles aussi des rôles. Summer s’efforce d’être professionnelle dans sa fonction d’ouvreuse malgré l’angoisse qui la ronge, Margot cultive son personnage de femme intellectuelle et forte, et Ivy celui de la « femme friquée », généreuse et inaccessible. Si court que puisse être cet intervalle, il contribue autant que la pièce de Beckett à une révélation qui prend la forme, pour chacune, d’une résolution. Sans tout dévoiler, on peut dire qu’elles envisagent de « tomber le masque », de cesser de faire semblant. La traduction de Laura Derajinski suit les méandres de ces récits croisés avec fluidité, ce qui est d’autant plus remarquable que certains passages reposent sur des expressions qui n’ont pas d’équivalent immédiat en français.

Coïncidence, Sixty Lights est aussi un deuxième roman, écrit par Gail Jones en 2004. C’est un roman de formation qui se déroule sur trois continents : née en Australie, Lucy Strange change de pays au gré des circonstances. Elle part vivre en Angleterre après la mort de ses parents, puis en Inde pour se marier. Le début du roman donne une impression kaléidoscopique de traversée des générations et des continents, le temps pour Gail Jones de tracer la généalogie de son héroïne et de semer des éléments que l’on retrouvera plus tard dans la narration. Le premier chapitre illustre la conception de la photographie énoncée par Roland Barthes dans La chambre claire : « Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. » À peine Lucy est-elle présentée que sa propre mort est annoncée. Chacun des soixante chapitres tente de saisir un épisode de son existence, comme un rayon lumineux éclairant la scène. La mort et les fantômes ne sont jamais très loin, mais la lumière tient une place importante dans ce roman qui a parfois été décrit comme une longue méditation sur la photographie, étymologiquement « écriture de lumière ».

La représentation, de Claire Thomas et Sixty Lights, de Gail Jones

Gail Jones © Robert Frith/Acorn Photo Agency

Les références à la reproduction des images et à l’évolution historique des techniques de reproduction sont légion ; si la mère de Lucy, Honoria, n’a laissé en guise de portrait qu’une de ces silhouettes de papier découpé qu’affectionnait le XIXe siècle, souvenir d’un voyage de noces à Florence, Lucy elle-même assiste au développement de la photographie. À Londres, quand l’oncle Neville ne peut plus subvenir aux besoins de la famille, elle travaille dans une fabrique d’albumen, substance tirée du blanc d’œuf dont on enduisait le papier destiné aux tirages photographiques, tandis que son frère Thomas est employé aux Établissements de la lanterne magique de Martin Childe. En Inde, elle se fait photographier avec son époux, le bien nommé Isaac Newton, qui l’encourage à s’intéresser à la technique photographique et continue à financer son travail quand elle retourne en Angleterre. La petite Lucy, qui aimait magnifier les rayons du soleil à travers une loupe jusqu’à faire advenir des brûlures, s’intéresse ensuite à la lumière qui traverse un vitrail et à la légende du Hollandais volant, probablement inspirée par un phénomène optique de l’ordre du mirage ; lors de sa traversée maritime vers l’Inde, elle voit des lumières sous la surface des vagues – le phénomène a un nom, la bioluminescence. Dans son nouveau pays, sans se soucier des barrières de la société en vigueur pendant le Raj, elle veut tout voir, étoffes chatoyantes, monuments, sadhus, même un cadavre d’éléphant. Sa fille Ellen, bien que conçue hors mariage, naît le jour de Diwali, la Fête des lumières.

La richesse sensorielle est une des qualités de ce roman dont l’écriture chamarrée est bien restituée par la traduction de Sika Fakambi ; Lucy n’est pas seulement photographe, elle tient aussi un journal : « Aux Choses spéciales vues, Lucy avait ajouté en titre de son journal la mention Photographies non prises. Ainsi pouvait-elle inclure dans ses notes, se disait-elle, toutes les choses qu’elle voyait d’un œil photographique mais sans chambre noire, toutes ces choses qui la bouleversaient, avec ou sans cadrage, et toutes les choses qu’elle ne voyait pas elle-même mais dont la vision lui avait été procurée par autrui. Il existait un empire éphémère d’images auxquelles Lucy se sentait attachée par affinité et vocation. » La protagoniste est en réalité autant nourrie de narrations et de mots que d’images ; Jane Eyre (de Charlotte Brontë), dont sa mère connaissait des passages entiers par cœur, De grandes espérances de Dickens, lu avec délectation à voix haute par l’oncle Neville.

La fin du XIXe siècle constitue l’âge d’or du roman et celui des premiers pas de la photographie ; si le roman existe toujours, l’image, photographique et filmique notamment, est désormais omniprésente. Lucy Strange, en décalage avec son temps, pressent l’utilisation de techniques chimiques et optiques pour voir l’intérieur du corps humain. Lors de la confirmation de sa maladie, elle se figure ses artères comme le réseau du métropolitain. Il est intéressant d’opérer ici un rapprochement avec le roman de Claire Thomas, dans lequel la tatoueuse April arbore des tatouages d’organes internes, de ses ovaires par exemple, ce qui paraît à la fois moderne (planche d’anatomie) et immémorial (peintures corporelles qui mettent en évidence la fertilité, chez les Aborigènes en particulier). L’image du monticule qui emprisonne Winnie dans la pièce de Beckett a une puissance évocatrice indéniable : dans La représentation, c’est tour à tour un de ces amas de sable dont se laissent recouvrir certains vacanciers sur la plage, une betterave en croûte de sel, une taupinière, une matrice, un cercueil ovoïde. Dans Sixty Lights, après le décès de sa mère en couches, Lucy fait le rêve de se glisser dans le ventre de sa mère pour retirer ce qui l’empoisonne et lui sauver la vie ; plus tard, elle se remémore la cave de glace où sa mère allait se cacher dans son enfance ; plus tard encore, elle compare son propre ventre de femme enceinte au dôme de la cathédrale Saint-Paul et au Taj Mahal.

La représentation, de Claire Thomas et Sixty Lights, de Gail Jones

En Australie © Jean-Luc Bertini

Les deux autrices australiennes partagent cette écriture qui ne craint pas de fonctionner par associations d’idées, au fil de la conscience, à la Virginia Woolf. La tache est également un élément important dans les deux romans ; la tache rouge qui apparaît sur le cou de Willie dans Oh les beaux jours fait écho aux ecchymoses de Margot, tandis que la figure de Mrs. Minchin, la sage-femme au visage marqué par une tache lie-de-vin qui terrifie Lucy dans son enfance mais devient une très chère compagne à la fin de sa vie, semble avoir contribué, consciemment ou non, au goût de cette photographe pour ce qu’elle appelle « le maculé », « la trace humaine », la part d’ombre, l’imperfection.

Il est saisissant de constater les similitudes entre ces deux œuvres, leur capacité à embrasser tant de temporalités et de lieux divers, leur regard attentif et intelligent sur le monde. Barthes (toujours dans La chambre claire) établit des liens entre la photographie et le théâtre : « La camera obscura, en somme, a donné à la fois le tableau perspectif, la Photographie et le Diorama, qui sont tous les trois des arts de la scène ; mais si la Photo me paraît plus proche du Théâtre, c’est à travers un relais singulier (peut-être suis-je le seul à le voir) : la Mort. » Le théâtre met en scène des êtres vivants pour figurer des fictions (dans Oh les beaux jours, des presque-morts imaginaires) tandis que la photographie fixe des êtres vivants dans une fiction de réel (même s’ils sont déjà morts). Tout cela n’est pas nécessairement morbide : « la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile » (Barthes encore). Il s’agit bien d’être confronté à la/sa mortalité ; dans La représentation, les réseaux de sens qui se créent dans chacune des trois femmes en voyant la pièce les poussent à agir, tandis que, dans Sixty Lights, le vécu d’une femme qui n’a rien de conventionnel, au lieu de concourir à sa perte, nourrit son regard et, en définitive, son art. Les deux romans gagnent en épaisseur dans leur dialogue avec d’autres formes d’art.

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