Profession : oisif(s)

Avec ce titre, on pense (un peu) au célèbre film de Michelangelo Antonioni, Profession : reporter, dans lequel David Locke, reporter américain envoyé en Afrique, découvre le corps sans vie d’un homme qui lui ressemble, décide d’endosser son identité… avant d’apprendre que l’individu en question est activement recherché par les services secrets. De doubles, d’identité, de couverture (à défaut d’espionnage), il est question dans Les pérégrinations paresseuses de deux apprentis oisifs, articles signés en 1857 par les deux écrivains reporters Wilkie Collins et Charles Dickens et traduits aujourd’hui en français. Mais on songe surtout à la contradiction, voire à l’imposture, qu’il y a à prétendre réunir « oisif » et « profession » dans la même phrase.


William Wilkie Collins et Charles Dickens, Lazy Tour. Les pérégrinations paresseuses de deux apprentis oisifs. Trad. de l’anglais sous la direction d’Annpôl Kassis. L’Atelier de l’Agneau, 130 p., 20 €


Pourquoi faut-il, invariablement, que les seuls hommages à la paresse dignes de ce nom se trouvent sous la plume de bagnards de l’écriture, d’accros de la plume, de forçats des lettres ? C’est vrai de Robert Louis Stevenson avec son Apologie des oisifs (1877), de Jerome K. Jerome ou encore de Bertrand Russell avec leurs éloges respectifs de 1886 et de 1932. Alors pourquoi ce décalage presque permanent ? Faut-il que l’attrait de la paresse, ce péché censément capital, soit fort pour qu’il pousse autant de workaholics à lui tresser des louanges dont on voudra bien croire qu’elles sont tout sauf insincères ou de pure circonstance ! Récemment, dans un élégant essai historique, Laurent Vidal retraçait la généalogie des « hommes lents », coupables aux yeux d’un monde moderne épris de progrès et de vitesse de cultiver la sloth, littéralement l’oisiveté (mère de tous les vices), en fait, le slow time, le temps lent.

Lent, également drogué, Wilkie Collins, l’un des deux duettistes des Pérégrinations, l’était au dernier degré. Au laudanum, mais aussi à la littérature. On raconte que sur la fin de sa vie, alors qu’il n’y voyait plus rien, il continuait de dicter ses textes à la fille d’une de ses maîtresses, afin de ne pas perdre la cadence. Dickens, c’est de notoriété publique, fut un hyperactif de première, qu’on retrouvait sur tous les fronts : roman, journalisme, théâtre, conférence, lecture publique, etc. Leur rencontre autour de l’oisiveté en commun tient donc, au mieux, du gag ou du paradoxe.

William Wilkie Collins et Charles Dickens, Lazy Tour. Les pérégrinations paresseuses de deux apprentis oisifs.

De fait, on assiste à un étonnant partage des tâches (taylorisme à l’envers ?) dans la marche du récit. L’organisation du travail (de son antithèse ?) y atteint des sommets dans le burlesque et l’absurde. L’un des personnages, Thomas Oisif, l’est véritablement, tandis que son comparse – car il faut être deux pour « oisiver » utilement  –, Francis Bonenfant, l’est laborieusement. « Avec toi, tout devient travail », lance Oisif, qui a vite percé à jour les névroses de son compagnon d’escapade. Sous couvert d’indolence, Bonenfant pousse les feux jusqu’à frôler le burn out ; il ne tient pas en place, juste le temps d’inventer une histoire, et le voilà reparti vers de nouvelles aventures. Oisif, lui, au nom du même droit à la mollesse, se tient en retrait, les bras croisés, sans rien faire. Il faut dire que, blessé à la cheville lors de l’ascension, par temps de brouillard, des pentes de Carrock Fell (663 m d’altitude !), dans le Cumberland, les déplacements lui sont difficiles. Livré à lui même, ce croisé du non-travail, véritable intermittent de la paresse, vitupère contre l’activisme de son confrère. La moitié du temps, il reste confiné à l’intérieur de la maison, et c’est à peine s’il regarde par la fenêtre. Ce duo de « professionnels de la profession » aux prises avec leurs impayables contradictions ne paie pas de mine, on en conviendra.

Ne disons rien, ou si peu, du contexte, du détail des circonstances dans lesquelles Collins se lie d’amitié avec Dickens, et réciproquement. L’avant-propos de l’ouvrage y pourvoit avantageusement, quoique sans doute trop sobrement. Impossible, pourtant, de résister à l’esprit de fantaisie, de folie même, douce et furieuse, qui souffle sur les pages de ce récit de voyage pas comme les autres, à peine quitté la périphérie de Londres. Pour nos deux célibataires en goguette, deux métropolitains ne se mouchant pas du pied, cette semaine de vacances dans le « Nord », c’est Fantasia chez les ploucs, c’est Deux hommes dans un bateau, sans bateau (et sans chien), mais leur galère est drôle à souhait.

Et puis, il y a la magie des commencements. Commencements dans l’écriture à quatre mains, en tandem. Au début, le rapport est déséquilibré et la partie inégale. Dickens a quarante-cinq ans, et Collins douze de moins. L’« Inimitable » ainsi que Dickens se surnomme en toute modestie, est le Boss, le Patron incontesté de la revue Household Words, et Collins, son disciple, employé aussi effacé que zélé, pisse la copie en sa qualité d’humble faire-valoir. Le premier est au sommet de son art et de sa notoriété, le second, bien qu’ambitieux et évoluant depuis sa plus tendre enfance dans les milieux artistiques, ne lui arrive pas à la cheville (foulée, on s’en souvient, chez son double fictif) ; mais son œuvre est devant lui, à savoir les grands romans « sensationnels » que seront La femme en blanc (1860) et Pierre de lune (1868) ; avec leur parfum de scandale, ils lui vaudront une célébrité au moins comparable à celle de son contemporain capital, mais pour l’heure Collins est dans l’orbite, voire dans l’ombre de Dickens.

Avec Les pérégrinations paresseuses, et c’est passionnant à observer parce qu’on a l’impression d’assister en (faux) direct à la naissance d’un futur géant des lettres, c’est la montée en puissance de « l’apprenti » qui retient une bonne part de l’attention. Dans un style dépouillé, dénué d’effets de manche, on sent Collins occupé à tracer un sillon qui lui soit propre. Spectrale, fantastique, en lien avec les doubles, la noirceur d’outre-tombe, les identités problématiques, telle apparaît une inspiration plus pince-sans-rire, moins spectaculaire, que celle de son « maître ». Son goût prononcé pour les histoires à dormir debout pointe déjà le bout de son nez, mais, si les ressorts narratifs y sont déployés aux fins de prendre le lecteur au piège, on devine déjà que l’intrigue se veut également affaire de révélation personnelle, d’interrogations quant à la nature du « moi » profond. D’un mot, Collins semble veiller à ne pas « travailler » outre mesure son style, oisiveté contractuelle oblige.

William Wilkie Collins et Charles Dickens, Lazy Tour. Les pérégrinations paresseuses de deux apprentis oisifs.

Charles Dickens (au centre), Wilkie Collins (à droite)

À rebours de Dickens, souvent au bord de se caricaturer lui-même, tant il croit bon de faire assaut de rhétorique voyante et bruyante. Pléthoriques, ses anaphores, épiphores et autres répétitions en tout genre, tout comme ses jeux de mots appuyés, ont dû mettre les nerfs des traducteurs au supplice, et il faut saluer ici le collectif des « Inséparables Traducteurs » pour la copie globalement exempte de fautes qu’ils ont su rendre, à une ou deux bizarreries ou lourdeurs près. Entreprise pareillement collaborative, on le note au passage, pour s’en féliciter. Semblant relever un défi imaginaire, le génie de Dickens se situe d’emblée dans la surenchère, la réponse du berger à la bergère. Au fantôme de Collins s’oppose du tac au tac le spectre de Dickens, et ainsi de suite.

Mais le vrai morceau de bravoure, il faut attendre le cinquième et dernier chapitre du récit pour le rencontrer et en éprouver la magistrale duplicité. La ville de Doncaster, dans les Midlands, célèbre pour son champ de courses et sa saison hippique, en est le théâtre. La satire sociale s’y fait ronflante, tapageuse, avec cymbales, grosse caisse et gong à l’appui, jusqu’à casser les oreilles. Mais, autant le savoir, tout ceci n’était qu’un écran de fumée – une « couverture », comme diraient les services secrets. Depuis le début, à l’insu de tous, et peut-être même à l’insu d’Oisif/Collins, les épuisantes tribulations de Dickens n’avaient rien de « Bonenfant ». De pure diversion, elles visaient, ni plus ni moins, à occulter le rendez-vous galant fixé par le romancier avec Ellen Ternan, la jeune et belle actrice dont il s’était épris en jouant sur scène à ses côtés.

Ainsi donc, détournant l’attention de ses lecteurs abusés, Dickens s’activait en coulisses à des manœuvres adultérines que la morale victorienne réprouve, et qui se solderont par un inéluctable et retentissant divorce. Un changement de vie, du tout au tout, est en germe, et, pour un peu, on n’y aurait vu que du feu ! Pour une manipulation carabinée, c’en est une, quasi wildienne par-dessus le marché ! Depuis, la ville de Doncaster, par ailleurs très quelconque, s’en trouve parée de connotations insidieusement sexuelles dont raffolent les pourtant prudes Britanniques…

Et puis, surtout, commencements dans une amitié qui s’avérera indéfectible et fut de bout en bout sans nuage. C’est par l’entremise d’un « Ami commun », le peintre Augustus Egg, qu’Ellen fut présentée aux acteurs en herbe. Forgés dans le partage de plaisirs voluptueusement clandestins et d’addictions tout aussi illicites, les liens qui les unissaient avaient pour fondement l’émulation plutôt que la concurrence déloyale entre écrivains. On ne change pas une formule gagnante. Pour le dire autrement, on aurait tort de ne pas miser sur le bon cheval, histoire de rester dans le vocabulaire hippique en vogue à Doncaster, Empson ou Ascott.

En décembre 1857, la même année donc, nos deux reporters remettaient le couvert, avec la publication de The Perils of Certain English Prisoners, roman dont l’action se passe dans un pays d’Amérique centrale, mais dont le vrai sujet est la mutinerie des cipayes en Inde. Collins devra beaucoup s’employer pour y tempérer, autant que faire se peut, les élans racistes et xénophobes de Dickens. Comme quoi l’écriture collaborative a du bon…

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