Grâces de la rédaction

La Terre et son satellite de Matteo Terzaghi, premier livre de l’écrivain suisse traduit en français, possède bien des grâces. Peut-être même toutes.


Matteo Terzaghi, La Terre et son satellite. Trad. de l’italien (Tessin) par Renato Weber. La Baconnière, 112 p., 16 €


Très court, l’ouvrage se compose d’une trentaine de textes, qui semblent n’avoir aucun rapport les uns avec les autres sauf celui d’être presque tous écrits du point de vue d’un « je » que l’on devine être Terzaghi à des âges différents, parfois difficilement identifiables, mais parmi lesquels l’enfance revient régulièrement dans une sorte de rotation orbitale compositionnelle que laissait présager le titre.

Les trente-quatre proses prennent pour point de départ de multiples sujets : un événement atmosphérique (la neige, une éclipse solaire, la pluie – à plusieurs reprises), les planètes (« La lune est à nous »), le cinéma (« Deux films incontournables », « Le cas Antoine Doinel »), la littérature (Francis Ponge, Anne Frank, Leopardi, Robert Walser), la musique (« Le concert »), des personnages (« Un souvenir de Monsieur Jauch », « Le concierge Gianni »), des événements étonnants ou banals (« Un enterrement surprenant », « Milan-Venise », « L’année des dents »), la mort.  En clôture du volume est offerte une demi-page de rédaction scolaire, « Le spectacle du cirque », composée par l’auteur à dix ans. Chacun des textes est précis, courtois, un brin déconcertant ou absurde.

L’agréable perplexité du lecteur devant le caractère élusif et elliptique du livre est partiellement levée par les indices que Terzaghi dissémine ici ou là dans la pleine lumière d’une page ou dans l’un de ses coins d’ombre. Le modèle qu’il suivrait serait celui de la rédaction scolaire et le conseil qu’il aurait écouté celui de son professeur de lycée, interloqué par la brièveté de ses compositions : « Terzaghi… écoutez-moi bien, je ne vous ai pas demandé d’écrire un aphorisme, mais une composition des plus normales… faites un effort : le secret de la rédaction, mais cela vaut pour la vie en général, c’est la digression. »

La Terre et son satellite, de Matteo Terzaghi : grâces de la rédaction

Terzaghi  a suivi ces conseils et accomplit ici le prodige de faire à la fois court et digressif, d’être adulte et enfant, d’avoir un pied sur terre et un autre ailleurs, de regarder de près ou d’une distance infinie, d’observer des transformations minuscules à l’échelle du temps humain ou celles, véritablement apocalyptiques, prédites par le temps astrophysique. Son ouvrage est une sorte d’autobiographie anamorphique et un questionnement sur l’être, qui par sa lente rotation ramène au premier plan les mêmes objets et préoccupations, différemment éclairés ou transformés. « L’éclipse le soleil » évoque ces changements et métamorphoses en relevant que, lors d’une éclipse, Le Soleil prend l’aspect de la Lune, tout comme les mots-sculptures du plasticien Markus Raetz qui se transforment, faisant qu’« un DOG […] devient un GOD,  un RIEN […] devient un TOUT,  un OUI […] devient un NON ».

Se déplaçant temporellement et intersidéralement, La Terre et son satellite effectue aussi de progressifs glissements de style et de tonalité, et adresse à l’occasion des saluts amicaux à des textes amis : Les rédactions de Fritz Kocher de Robert Walser, Chagrins précoces de Danilo Kiš, Le parti pris des choses de Francis Ponge, la description d’un incendie faite par un Leopardi de dix ans…

Le livre se place sous leur patronage, se garantissant une distance entre regard et émotions, installant une tension entre sérieux et fantaisie, gravité et désinvolture. Mais c’est la rédaction scolaire qui joue dans l’ouvrage le rôle de grande sainte patronne. Créatrice et protectrice, elle contraint et libère. En imposant un thème, dont Terzaghi se souvient qu’il était toujours inscrit au tableau et qu’alors chacun avait « l’impression qu’entre tous les sujets possibles il était tombé précisément sur celui à propos duquel il n’avait rien à dire », l’exercice de rédaction « plombe » et stimule. Il semble être la métaphore parfaite, pour Terzaghi, de notre relation, forcée et féconde, à la création langagière, et à une possible découverte du monde. Il contient presque, si l’on voulait employer de grands mots, la promesse qu’existe pour l’enfant ou l’homme une manière d’accomplir son humanité.

« À l’école on écrit des rédactions […] Puis après l’école on passe à d’autres genres littéraires : il y en a une grande variété […]. Certains se mettront même à écrire des romans captivants ou émouvants et par conséquent deviendront des écrivaines ou des écrivains célèbres, tandis que d’autres continueront à écrire des rédactions scolaires toute leur vie. Puisque je crois appartenir à cette dernière catégorie, laissez-moi développer le sujet de la manière qui me convient le mieux. […]

On avance à coups d’approximations […] jusqu’à ce que, si on a de la chance, si le destin le veut, une espèce de réaction chimique se produise et le texte se mette à bouillonner ».

Hélas ! le professeur ramasse les copies et alors, continue Terzaghi :

« Il nous semblait avoir à disposition l’éternité, mais ce n’est pas le cas. Le délai est échu et l’écrivain qu’on a senti naître en nous doit se préparer à mourir. »

Matteo Terzaghi, faux naïf, authentique écrivain, est dans La Terre et son satellite l’astronome sensible qui fait découvrir un merveilleux et changeant astérisme.

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