Comme un garçon

Il faut découvrir le superbe livre bref d’Andreas Burnier (1931-2002), L’heure des garçons. Écrit en 1969, il nous plonge dans la vie d’une adolescente juive cachée en Hollande pendant la Seconde Guerre mondiale et qui refuse d’être une fille et veut vivre comme un garçon. Il nous fait éprouver hors du cadre et penser autrement les enjeux de l’identité, de la sexualité et du genre. Il nous invite surtout à penser le rôle de la littérature dans ces débats urgents.

Andreas Burnier | L’heure des garçons. Trad. du néerlandais par Mireille Cohendy. Les éditions du Typhon, 150 p., 20 €

La fiction littéraire permet de concevoir l’existence autrement. Voilà qui semble vite dit. Et presque péremptoire, ou simpliste. En tout cas, le détour par le récit, par un régime narratif qui contrevient aux évidences et aux habitudes, qui contredit la pensée toute faite, déplace et altère nos conceptions. Il renouvelle le regard que l’on pose sur soi, sur son environnement. L’identité – quel vocable compliqué décidément, et risqué ! – a bien à voir avec la manière dont on choisit de raconter ou de vivre. Et n’est-ce pas, bien souvent, la même chose ? Il y a une certaine paresse de l’air du temps. Non qu’il faille invalider les questionnements identitaires, les redéfinitions des rôles sociaux, le rejet des stéréotypes ou des discriminations caricaturales. Mais toujours les remettre sur le métier, en interroger les états successifs, refuser un état de fait, ne pas se leurrer ou s’illusionner sur les conditions compliquées de débats qui prennent aujourd’hui une place nouvelle dans la fiction. Il semble absolument nécessaire – et pour lire et pour penser – de bien jauger le rôle et les implications de la fiction pour envisager le moins injustement possible les questionnements contemporains et urgents sur le genre. 

Car, c’est une évidence, la littérature interdit l’univocité – idéologique, militante –, tout en admettant différemment des processus d’expression dont la radicalité – formelle ou thématique – apparaît vraiment nécessaire pour concevoir le présent. Surtout, lorsqu’on aborde des questions qui bouleversent nos repères sociaux, familiaux et politiques. Les nouvelles géographies de l’identité, leur mouvance, sont ainsi urgemment accueillies par la littérature. Mais, d’évidence, ces troubles, le refus des conceptions normatives ou de l’enfermement dans des identités figées, ne sont pas aussi neufs que l’actualité littéraire ou les choix éditoriaux contemporains plus ou moins opportunistes peuvent le laisser croire. Le trouble de la sexualité, des genres, des sentiments qui habitent nos personnalités, leur versatilité aussi, la façon dont ils se déterminent, nous obligent à des récits profondément altérés et novateurs. Ainsi, la littérature ordonne un déplacement, un basculement de l’ordre des choses et des discours. Il ne faut pas raconter pour constater, strictement engager des débats, mais pour faire bouger, trembler, le récit, la langue, introduire dans sa continuité quelque chose qui la rompt, l’empêche. Les livres font ainsi basculer nos idées, effritent nos certitudes, changent nos représentations. N’oublions pas qu’ils exercent une pression sur le réel bien davantage qu’il ne le transmettent. 

Et c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’un artiste fait tourner la langue, les idées. Du Orlando de Virginia Woolf à Middlesex de Jeffrey Eugenides, des textes de Constance Debré, de Cui-Cui de Juliet Drouard à Faire le garçon de Jérôme Meizoz, en passant par ceux de Jenny Fagan, de Paul Preciado de Kathleen Winter, d’Alana S. Portero ou d’Ursula Le Guin, les écrivains inventent des organisations pour rendre palpable une divergence, une altérité qui a été trop longtemps mise sous le boisseau. On voit bien qu’aucun de ces écrivains ne se limite à une sorte de discours idéologique ou militant, mais bien qu’ils imaginent une structure de récit qui admet la différence, la considère et la pense par les moyens de la littérature. Et c’est ainsi qu’il faut lire le très beau livre d’Andreas Burnier, célèbre romancière néerlandaise, que l’on découvre avec cet étonnant L’heure des garçons paru en 1969. Livre atypique et audacieux, il exprime, avec une simplicité de moyens déconcertante, ce qu’est une identité, comment on la subit ou la choisit, comment on nous l’impose, comment on lutte contre de fausses évidences et des violences terribles. 

Andreas Burnier, L’heure des garçons
« L’heure des garçons », Andreas Burnier (détail) © Éditions du Typhon

Et en effet, ce qui frappe dans ce roman, c’est une douceur ironique dans le ton, une sorte d’écriture évidente, à hauteur d’adolescente, qui acquiert, dans sa franchise même, une grande force. Comme si on nous disait quelque chose d’évident, de profondément juste. Ce livre aborde la question de l’identité d’une manière double très rare et propose une forme narrative qui fait tenir ensemble deux types de discours sur soi, ce que l’on est et ce qu’on nous impose d’être, comme si quelque chose dans son élaboration même relevait du sursaut, d’un défi. S’inspirant de son expérience personnelle, Andreas Burnier élabore un double récit qui interroge l’existence d’une adolescente qui s’indigne, avec un humour assez revigorant, de ce que tout l’empêche d’être ce qu’elle est. On suit le parcours de cette jeune fille juive qui passe de cache en cache dans la Hollande occupée par les soldats nazis et qui passe de cache en cache, dans un monde qui devient de plus en plus hostile. On découvre avec elle les dangers, les violences, les lâchetés et les bravoures de tous les jours, les contradictions des êtres et leur obstination à survivre. 

Ce qui surprend, c’est une sorte de candeur, de fraîcheur dans l’expression, de lucidité quelque peu goguenarde qui habite le récit et le transmue en une sorte de récit de l’éveil d’une personnalité aux prises avec les chaos d’un monde en guerre. Et ce ton, qui combine ironie mordante et enthousiasme à vivre, porte le récit, le fait autre que ce qu’il devrait être, comme si on l’écrivait à côté, dans une sorte de discordance. Comme s’il ne convenait pas à son sujet. Et c’est une sensation très juste car le livre n’est pas un énième et émouvant récit sur une enfance brisée ou meurtrie par la guerre et la peur et le racisme et l’injustice, mais bien au contraire un livre qui interroge sur les conditions de l’existence même et sur l’identité que l’on adopte face au monde justement. Le récit se double, en effet, d’une dimension tout autre qui relève d’un récit autobiographique assez jouissif mettant en scène la résistance obstinée de cette gamine à toutes les règles ou les structures qui l’obligent à être une fille, alors que tout la pousse à ne pas l’être, à être comme un garçon. 

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Elle s’indigne ainsi, avec une verve enfantine : « Tant de personnes dans cette vie sont des hommes, et moi, il se trouve que je suis une fille ! Pur hasard. À la naissance, la probabilité de naître homme est de cinquante pour cent. Pourquoi tant de malchance ? » Ajoutant : « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour qu’il ne me mette pas ‘par hasard’ du bon côté » quand elle  ne voudrait que se « métamorphoser en garçon » ? Et c’est cela que figure « l’heure des garçons » à la piscine et qui fait qu’elle est, au tout début du récit, renvoyée malgré son déguisement à son statut de fille et à un autre horaire. Cet exemple n’est pas si anodin et reflète bien le ton du livre d’Andreas Brunier – dont on attend de découvrir d’autres textes avec impatience –, qui aborde de vrais sujets avec une franchise et une drôlerie désarmantes. Raconter cette histoire à la hauteur de l’enfance exclut toute forme de discours oral ou de leçon militante. Ce que raconte la romancière, c’est un trouble, un empêchement, une lutte pour ne pas obéir, ne pas faire ce que l’on voudrait nous faire faire, une revendication à être, strictement. 

C’est ainsi que mettre en parallèle, comme sur deux lignes mélodiques, la suite des expériences qui la font contrevenir à cette identité de fille et à celle de la dissimulation de son statut de juive dans la Hollande occupée densifie et complexifie un propos qui, rappelons-le, s’adresse à un public de la fin des années 1960 ! Mais cette complication dépasse la simple circonstance. Elle écrit ainsi : « Je me dis : femme et juive, c’est presque pareil. Ni l’une ni l’autre ne peut se défendre, elles sont toujours coupables. » Son livre contrevient à ce statut de victime, lutte sans cesse et par tous les moyens contre la passivité. La jeune Simone ne subit pas, elle lutte, elle s’indigne, elle provoque. Le livre nous met ainsi en présence de l’évolution de cette lutte. En effet, et ce n’est pas le moindre des traits narratifs audacieux de L’heure des garçons, tout le livre obéit à une contre-chronologie, chaque chapitre, centré sur un lieu où se cache Simone et sur une date, va au rebours de l’expérience, remontant de 1945 à 1940, plaçant l’avant-propos du texte comme ultime séquence, comme si on lisait à l’envers, comme on retourne une chaussette. 

Ce choix narratif ne relève pas du truc ou de l’esbroufe. La prose simple, directe, franche d’Andreas Burnier – on y entend quelque chose de Françoise Sagan – démontre la clarté audacieuse d’un projet qui entrecroise de nombreux enjeux complexes et met au centre une réflexion sur la construction profonde d’identités qui s’entrecroisent, gagnent des proportions diverses, se renversent, se jouent ensemble. Il y a une grande audace dans ce geste intellectuel et poétique. Car il met au centre l’expérience poétique, ce que la littérature, par ses moyens propres, singuliers, fait se déjouer des idées ou des conceptions abstraites. Ce que l’expérience poétique, le changement de la forme du discours littéraire, problématise de ce qui semble univoque ou relever du politique ou de l’intime.

L’heure des garçons, écrit il y a plus de cinquante ans, permet de mieux penser, plus justement, avec plus de liberté des enjeux qui sont devenus centraux. On est frappé et ému par le timbre d’un texte qui aborde l’identité, le genre, comme une expérience de vie qui trouve sa place dans le reste des expériences de nos existences. Le livre, touchant, souvent comique, ne produit pas un discours prêt à l’emploi ni ne se limite à l’univocité d’une expérience personnelle, il nous rappelle que les fictions, les formes littéraires, ont et doivent occuper une place centrale dans les idées et les conceptions nouvelles. Qu’elles sont essentielles, vitales, pour entrapercevoir la complexité de la vie et des troubles de nos identités et de la façon dont nous vivons ensemble. Vif, intelligent, habité, c’est un livre qui nous arrive décidément à l’heure !