Savoirs trans’

Voici un livre de sociologie qu’il faut mettre entre toutes les mains, tant il est précis et documenté sur les « parcours trans’ » et emblématique des travaux en études de genre dans le double contexte d’une transphobie croissante et de la mise en cause devenue permanente des objets, méthodes et résultats des sciences sociales. Avec Transfuges de sexe, Emmanuel Beaubatie livre une étude passionnante sur les trajectoires de sujets qui ne se reconnaissent pas dans la catégorie de sexe assignée à leur naissance, et en particulier sur les parcours méconnus de ceux qui décident de passer du genre féminin au masculin. Un livre d’utilité publique.


Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre. La Découverte, 192 p., 19 €


Le livre d’Emmanuel Beaubatie s’ouvre sur une page qui n’est ni une introduction, ni un avant-propos, ni un avertissement, mais tout simplement une mise au point préalable à partir de laquelle l’enquête commence : « les trans’ sont des personnes qui ne se reconnaissent pas dans la catégorie de sexe qui leur a été assignée et qui entreprennent d’en changer ». Il ne sera pas question de « transexuel.les » mais de « transgenres », de « female-to-male (FtM) » et de « male-to-female (MtF) », et l’étude ne se limitera pas à une recherche sur les trans’ qui sont allé.e.s jusqu’au terme de leur transition, mais sur une pluralité de cheminements, et par conséquent aussi à toutes les personnes « aux identifications alternatives ».

Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre d'Emmanuel Beaubatie

Marche « Existrans » à Paris (2017) © D.R.

Ce rappel initial est redoublé en fin de volume par un glossaire. On ne pourra pas dire que l’auteur ne nous donne pas les moyens de suivre son enquête et surtout de comprendre les vies de ces sujets. « Cis’ est l’antonyme de trans’» : « les personnes cis’ se reconnaissent dans la catégorie de sexe qui leur a été assignée à la naissance et ne souhaitent pas en changer ». Pour commencer, il faut donc clarifier les « troubles grammaticaux » et élargir notre « champ lexical » – par exemple, « Butch : apparu dans le milieu des femmes ouvrières aux États-Unis dans les années 1930, le terme de butch était initialement une insulte désignant les lesbiennes jugées masculines. Ce terme a été réapproprié comme une forme d’autodéfinition par les personnes concernées ». La fonction de cette clarification inaugurale n’est pas seulement de préciser le propos mais aussi de situer le livre : il ne s’agit pas d’un texte d’intervention ni d’un « tract », mais d’une étude menée plusieurs années durant, s’appuyant sur une littérature savante, suivant une méthode rigoureuse, celle de l’entretien, et relevant d’un savoir collectif international.

Emmanuel Beaupatie n’a pas écrit pour celles et ceux qui savent, mais pour les lectrices et lecteurs qui pensent savoir ou qui ne savent rien. Il ne juge pas cette ignorance, il la prend comme point de départ. Le chercheur remet les choses à plat dans l’introduction, désaffectivant son objet, neutralisant toute possibilité de polémique dont on sait les méfaits politiques surtout sur les principaux intéressé.e.s. Il en va des trans’ comme des métis.ses, elles ou ils n’ont pas à faire l’objet d’une fascination ou d’une répulsion : elles et ils sont. Elles et ils sont dans leur diversité, liée à la pluralité de leurs parcours. Il n’y a pas de « vrai.e.s »  ou de « faux.sses » trangenres.

Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre d'Emmanuel Beaubatie

Le sociologue pose d’emblée que le genre existe, que c’est un résultat, comme les astrophysiciens savent que la terre tourne autour du soleil. Là encore, aucun dogmatisme. Emmanuel Beaubatie rappelle en quelques pages l’histoire de cette notion, comment elle s’est imposée à partir d’enquêtes, comment en somme ce ne sont pas les sciences sociales qui l’ont forgée, moins encore la philosophe Judith Butler – qui n’a fait que la théoriser –, mais qu’elle est remontée du terrain. Car l’auteur est un chercheur de terrain, il n’aime pas faire de la théorie ; ce sont les parcours de vie qui l’intéressent, et il travaille à partir des discours des sujets. Aussi, lorsqu’il interroge la place des trans’ dans le féminisme contemporain – un FtM est-il toujours du côté du minoritaire ou a-t-il rejoint le camp de la domination masculine ? –, c’est toujours avec le souci d’éclairer les parcours et de mieux saisir ce qui s’opère individuellement chez les personnes enquêté.e.s.

Transfuges de sexe se veut une contribution au chantier plus large des études de genre actuelles. Il croise ainsi l’histoire des homosexualités masculines et féminines, mais jamais à travers le prisme normatif ou militant. Lui importent les chemins que chacun emprunte, les rencontres, les individus. Dans la mesure où parmi les trans’ auprès de qui Emmanuel Beaubatie a enquêté se croisent des générations très différentes, il retrace l’histoire de la fabrique savante des trans’ avec Magnus Hirschfeld dans les années 1920 à Berlin, jusqu’au combat long et déterminant face aux psychiatres de Harry Benjamin aux États-Unis entre 1950 et 1970. Emmanuel Beaubatie ne néglige pas l’apport de la critique queer ni les textes fondateurs du mouvement trans’, notamment le Manifeste post-transexuel de Sandy Stone, qui marque en 1991 une rupture définitive avec la généralisation du terme de « transgender », apparu sous la plume de l’activiste Virginia Prince en 1978. Car, comme le souligne le chercheur, la fabrique des trans’ n’est autre « qu’une histoire d’une lutte pour la légitimité dans le champ scientifique ».

Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre d'Emmanuel Beaubatie

Marche « Existrans » à Paris (2018) © D.R.

Suivent les résultats de l’enquête en eux-mêmes. Le sociologue montre à partir des entretiens menés que les parcours des MtF et des FtM sont très différents. Ils ne commencent pas au même moment – s’agissant des seconds, la transition intervient bien plus tôt, avant trente ans. Mais Emmanuel Beaubatie questionne aussi les pratiques sexuelles des unes et des autres, tout en interrogeant, on l’a dit, la position des trans’ hommes, en particulier au sein du mouvement féministe. Il ne perd jamais de vue le lien de ces sujets avec les communautés homosexuelles, ni l’importance des facteurs sociaux dans ces trajectoires. C’est sur cette question de l’espace social du genre que se clôt son travail. Rien ne relève du doctrinaire ici, mais d’une analyse à la fois qualitative et quantitative qui fait d’ores et déjà de ce travail une référence pour les études trans’ en France.

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