Changer de nom : méthode

Fait de surenchère, d’invective et de première personne, le troisième livre de Constance Debré peut énerver. Mais si Nom est un livre énervant, c’est d’abord parce qu’il rend la langue nerveuse, pour mener à terme son projet : démonter et abattre, sans les reconstruire, le propre nom de son autrice et le nom propre, c’est-à-dire à la fois l’histoire dont elle est issue et l’ordre induit par toute identité. En refusant toute tentative de faire littérature — puisqu’elle est elle aussi devenue « cette chose culturelle, aussi répugnante que les autres choses culturelles » —, Constance Debré fait vivre son existence par son écriture, nous laissant espérer la suite à venir de sa quête.


Constance Debré, Nom. Flammarion, 176 p., 19 €


Jeter, nettoyer, faire le tri : la démarche de Constance Debré pourrait être assimilée à un grand vide-grenier existentiel. Ancienne avocate, elle nourrit ses livres du chemin qu’elle a donné à sa vie et des choix qu’elle y a faits ces dernières années. Après avoir raconté comment elle s’était débarrassé de l’hétérosexualité (dans Play Boy, Stock, 2018) et de sa condition de mère (dans Love Me Tender, Flammarion, 2020), la petite-fille de Michel Debré — lui-même l’un des pères de notre Constitution — et nièce de Jean-Louis Debré — lui-même fils spirituel de Jacques Chirac — rend compte de la rupture de ses liens avec sa lignée grande-bourgeoise pourvoyeuse de grands hommes, de grandes propriétés, de grande histoire.

Nom, de Constance Debré : changer de nom, méthode

Constance Debré © Adam Peter Johnson/Flammarion

Commençons par ce qui, dans Nom, laisse souvent pantois devant tant d’aplomb. « Ce qui m’intéresse, c’est l’existence même, pas du tout les conditions d’existence », écrit celle qui raconte le programme rigoureux appliqué à ses jours, faits d’une exigence abstinente et épurée qui laisserait béat un moine-soldat. Cette révolution passe par de nouveaux usages, du corps, des relations, des lieux. Elle se déroule à la piscine, chez des amantes ou dans « 9 mètres carrés place de la Contrescarpe, ou bien chez un copain rue Chapon, ou bien dans un deux-pièces boulevard de Clichy, ou bien dans un studio en haut d’une vieille tour à Arles ». On ignore si cette errance domiciliaire a pu aussi avoir lieu dans une ennuyeuse banlieue pavillonnaire ou dans une sous-préfecture désindustrialisée. De toute façon,  « ce qui compte ce n’est pas être de gauche ou de droite, riche ou pauvre, ce n’est pas être homosexuel ou hétérosexuel, ce n’est pas vivre dans une chambre de bonne ou un château, être propriétaire ou locataire, marié ou pas marié, on s’en fout complètement de ça […] être libre c’est le vide, ce n’est que ce rapport avec le vide. » Certes, mais sans doute le vide est-il plus simple à faire autour de soi quand tout est rempli, trop rempli. Mieux vaut posséder si l’on veut se débarrasser. Mieux vaut avoir une histoire déjà écrite si veut avoir le choix de la jeter aux oubliettes.

Constance Debré ne se contente pas de raconter son histoire, elle en fait un véritable bréviaire. Si elle écrit, c’est pour nous dire « comment on doit vivre », « ce qu’il faut faire ». Projet assez détonnant, pour un livre dont le matériau est on ne peut plus limité à un individu et son milieu social. Derrière des apparences qui peuvent laisser entendre en écho Christine Angot, Guillaume Dustan, voire Édouard Louis — dont le dernier livre partage avec celui de Constance Debré de traiter, en sens inverse, d’une transformation sociale — Nom a peut-être moins à voir avec l’auto-fiction qu’avec le récit de voyage et le traité de morale. Engagée dans une longue marche vers le dépouillement, Constance Debré est une exploratrice et son terrain du moment s’appelle Nom. Mais peut-on, doit-on y croire ? L’interrogation perdure tout au long du texte. Dans une adresse risquant l’autoritarisme et qui ne tient souvent qu’à sa déclamation, il arrive que la réflexion existentielle tourne à la leçon de morale et le « programme politique » promis à la simple ligne de conduite personnelle. Aussi est-on tenté de se demander parfois si Constance Debré ne cherche pas à être tout simplement félicitée et remerciée pour les ruptures qu’elle a accomplies.

Nom, de Constance Debré : changer de nom, méthode

Mais entendons aussi ce qui, dans Nom, donne des forces et ne manque pas de transmettre une réelle énergie qui, quelque temps après la lecture, parvient à faire long feu. Cette intensité — est-ce aussi là ce qui nous tient à un livre ? — passe par un usage des mots ramassé, c’est-à-dire débarrassé des formes narratives instituées (le roman familial dilapidé avec l’héritage !), du style (phrases nominales, assertives et démonstratives, presque toujours construites de manière identique), du registre de langue (« on s’en fout »), de la ponctuation et même parfois de la grammaire, passée par-dessus bord avec le reste (« Mes livres c’est expliquer ce qu’il se passe »). Ce rabotage va avec une récusation des classiques modernes (Barthes) et des valeurs contemporaines (la résilience). Ce ne sont pas des poses d’orgueil, ni des relâchements paresseux, mais des choix qui produisent un effet saisissant de martèlement des idées et de clarification de pensée. La raison en est que le dépouillement opéré par Constance Debré dans sa vie s’applique aussi à son écriture ; mais n’allez pas chercher ici une littérature « blanche » ou éthérée. De livre en livre, la sienne propre avance, perçant une voie dans les amas de mots, de phrases, de formules, de discours transmis, cet amoncellement de langage usé qu’est aussi l’héritage d’un nom.

Dès lors, c’est quand ce texte suit l’une de ses propres règles (« Écrire ce qu’on est seul à savoir. Ce qu’on a vu. Ce qu’on a compris. Écrire comme on n’y comprend rien. Ou bien se taire. ») qu’il est le plus réussi ; et cela arrive souvent, dans ce maladroit va-et-vient qu’il organise entre le témoignage d’une prise de conscience et les leçons qu’il faudrait en tirer. Alors on se demande si ce livre énervé contre lui-même ne porte pas en lui une puissante charge de contestation et une dose sincère de radicalité. On se demande aussi s’il ne paye pas le nom qu’il porte, si sa critique n’aurait pas été plus écoutée si elle avait été signée d’une inconnue. On peut se demander encore, après avoir lu une phrase rappelant la ligne de conduite (« Pas d’argent, pas de maison, pas d’héritage. C’est conforme à ma philosophie de ne rien transmettre. Pas même le nom. »), on voit le nom toujours là sur la couverture. Pourquoi l’opération de vide-tout n’est pas allée jusqu’à abandonner aux orties le nom de celle qui souhaite « en finir avec l’origine ».

Constance Debré répondrait sûrement qu’elle pourrait en porter un autre, de nom. Elle dit d’ailleurs : « Avec n’importe quels parents j’aurais écrit le même livre. Avec n’importe quelle enfance. Avec n’importe quel nom. Je raconterai toujours la même chose. Qu’il faut se barrer. De n’importe où et n’importe comment. » Est-ce si sûr ? Là est l’étrangeté attachante de ce livre plus indécis, plus malléable qu’il parait, jamais totalement univoque mais composé de variations et de contradictions qui produisent une émotion que son autrice récuserait sans doute. Car Nom a une autre composante, moins énervée celle-là : celle qui, tout en lâchant le poids des générations, explore la vie du père, dont la mort ouvre le texte, le journaliste François Debré, mort en 2020, plus de trente ans après son épouse, la mannequin Maylis Ybarnegaray. Reporter opiomane, au plus proche de la mort, ce fut lui, le premier rebelle de la famille. Mais la remise en cause des normes et des attentes familiales se fit dans une souffrance telle que la vie junky-bohême du couple n’apparait jamais, dans le récit, sous des atours chic. Leur fille la recouvre de mots sans fausse pudeur, mais sans volonté de faire trash. La contestation de l’ordre et du pouvoir, la recherche d’une ligne de vie à soi prennent alors un autre sens, celui du deuil : livre rebelle, Nom est aussi une élégie qui se cache. Journaliste, documentariste, François Debré était auteur de livres et de films. Cette autre généalogie, celle ouverte par les textes et les images et non celle imposée par les familles, Constance Debré la fait sienne. Quand l’écriture fait concurrence avec l’état-civil, elle autorise à « choisir l’histoire qu’on se raconte ».

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