Une transition vers soi

Comment grandir lorsqu’on se trouve, comme sous le coup d’un mauvais sort, enfermée dans un corps de garçon et qu’on se sent, confusément mais sûrement, fille ? La question peut se faire plus brutale : comment être, tout simplement, dans ce cas ? Ce n’est pas là un cas d’école mais la malencontreuse énigme à laquelle doit répondre – et répondra – l’héroïne et narratrice de La mauvaise habitude de l’écrivaine espagnole Alana S. Portero.

Alana S. Portero  | La mauvaise habitude. Trad. de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud. Flammarion, 271 p., 22,50 €

C’est dans les rues du quartier ouvrier de San Blas à Madrid que, dans les années 1980, cette cadette de deux enfants, nés garçons dans une famille aimante, éprouve ses tout premiers émois et se frotte à la troublante identité de certaines voisines. María « La perruque » au douteux maquillage, que l’on dit sorcière, force le respect des mâles en jouant de leur crainte ; Margarita, la prostituée la plus originale du quartier, est acceptée au prix de son irréprochable amabilité et d’une discrétion qui frise la soumission aux préjugés ambiants. Malicieuse, curieuse, parfois gauche, l’enfant s’éprend d’un adolescent suicidé, rongé par l’héroïne comme tant d’autres de sa génération, dans lequel elle voit un ange déchu.

Premier indice ironique de sa qualité d’amoureuse et de fille, elle se fantasme en immatérielle et translucide piéta de cinq ans, tandis que la douleur de la mère du garçon se manifeste crûment, réalistement, par de baveux sanglots. Ainsi se côtoient d’emblée et se répondront tout au long du récit le registre d’un néo-réalisme social et celui d’une esthétique de l’imaginaire, du fantasme, du désir, souvent empruntée à une religiosité catholique populaire, dont la prégnance culturelle est réelle. On connaît les grinçantes et géniales interprétations qu’en a proposées un Buñuel, les chatoyantes imageries pop qu’en a tirées un Almodóvar. La mauvaise habitude partage l’ambivalente iconoclastie des deux cinéastes, avec une espièglerie parfois féroce, que sa recherche d’intimisme met en sourdine.  

La mauvaise habitude Alana S. Portero
La mauvaise habitude d’Alana S. Portero (Détail) © Flammarion

Loin d’être adepte du solipsisme, Alana S. Portero chronique l’Espagne du post-franquisme ; elle sonde l’évolution des mœurs privées et publiques, de la politique, des conditions sociales et économique du pays, à travers celle qu’a connue Madrid des années 1980 jusqu’aux années 2010. Nul hasard à cela : n’est-elle pas historienne, activiste LGBTQ+, héritière de valeurs de gauche. Dès son premier chapitre, La mauvaise habitude porte avec une vaillante et acide poésie le deuil des jeunes morts d’overdose des quartiers populaires où la consommation d’héroïne à bon marché, tacitement facilitée, selon la narratrice, par le régime de la Transition démocratique, n’est autre que la version sordide de la movida madrilène. 

C’est au moyen de brefs et denses épisodes d’un, deux ou trois chapitres chacun, que progresse le récit de la titubante quête d’identité de l’enfant, de l’adolescente, de la jeune fille, de la jeune femme, si longtemps clandestine, dissimulée derrière une apparence masculine avec laquelle elle tente vainement, désespérément, de coïncider. Bien plus égarée qu’un Petit Poucet, l’enfant ne saurait jalonner un parcours pour revenir au lieu de son ravissement, mais trébuche sur des cailloux insoupçonnés qui tracent un semblant de chemin. Fascinée, elle approche l’énigmatique « Perruque », croyant lui tendre un piège pour apprendre son prénom mais se voit percée à jour par la clairvoyance de la dame, laquelle lui enjoint d’ôter le cache qu’elle porte sur son œil « paresseux » et de cesser de bégayer. Tombent alors ses premiers masques, qui faisaient d’elle une enfant disgracieuse. Un peu plus âgée, elle trouve en Margarita un autre repère ou modèle possible, dont l’étrangeté la terrorise et qu’elle croit haïr, tentant d’exorciser le sort qui l’attendrait si elle se laissait prendre à la tentation de s’identifier à elle. C’est en épouvantail que l’enfant fait le portrait physique, psychologique et social de Margarita, au visage bosselé par un mauvais ersatz de silicone, à la serviabilité modelée par les exigences tacites d’un voisinage condescendant. Mais ce rejet conjuratoire de l’enfant mue par la peur se voit atténué voire corrigé lors d’un épisode où les hommes du quartier exigent d’un employé municipal qu’il respecte l’identité que s’est choisie la dame.

Si le récit met résolument au jour les contradictions de ces ouvriers communistes, solidaires dans la lutte syndicale mais peu enclins à prévenir les violences conjugales extrêmes et les viols incestueux que commet un voisin, il évite toute dénonciation sans nuances du machisme ordinaire. Exemplairement, l’exigence de justice et de dignité de ces travailleurs, associée à une conscience de classe aigüe et encore vivante, se manifeste dans cet élan de solidarité. Mais point d’édulcoration pour autant des manifestations de la dureté et de la nocivité de la violence de genre, toutes classes confondues, dans cette société madrilène inégale, où règne l’habituelle territorialité urbaine qui ménage une forme d’apartheid séparant les privilégiés des prolétaires.

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C’est l’un des grands attraits et des qualités proprement romanesques de La mauvaise habitude que cette quête de précision et de justesse dans l’approche des mentalités, des idéologies, de ce que l’on appelait naguère les « mœurs », mais aussi dans le rappel des inégalités sociales et le constat de l’émoussement de la solidarité dans les quartiers populaires, malmenés par de nouvelles politiques urbaines. Sous le regard tout à la fois troublé et lucide de l’enfant, surgit donc avec la clarté la plus impitoyable, celle des contes et des légendes qu’elle affectionne, tout l’univers sexuellement répressif du post-franquisme dans ses versions ordinaires ou horrifiantes : le criminel voisin incestueux est vu en « Barbe-Bleue », sa fille, déficiente mentale, en « Lady Godiva » bientôt métamorphosée en harpie. 

Mais l’enfant grandit, cahin-caha, se maquille en cachette, le cœur battant, dans la salle de bain familiale, danse derrière la porte de sa chambre sur des chorégraphies de Madonna, scrute le moindre des gestes des femmes qui l’entourent, se contraint à imiter ceux des hommes, tandis que sa mère se félicite d’avoir donné le jour à deux vrais « p’tits mecs ». Roman de formation, qui s’achèvera sur une transformation enfin assumée, La mauvaise habitude fait traverser nombre d’épreuves à son héroïne qui, parfois, gagne de la liberté et de l’audace pour mieux les reperdre ensuite. Son imagination féconde, son goût pour le merveilleux du mythe, lui sont un talisman précieux. Mais cette amulette n’a de vertus que limitées face à la terreur que lui inspire l’affirmation publique de sa féminité, au dégoût d’elle-même qu’alimente l’identité diurne et masculine qu’elle persiste à cultiver, aux très violentes rétorsions qu’elle subit lors de son inaugurale sortie diurne en robe « coupe sirène » dans les rues d’un beau quartier de Madrid.

Son premier amour à l’âge de quatorze ans, narré avec la pudeur et la délicatesse que mérite le récit d’une perte de virginité heureuse et consentie, est aussitôt censuré par la malveillante intervention d’un moniteur de judo. Les temps changeaient pourtant. Les amants adolescents venaient tout juste de découvrir l’un des premiers bars gays du quartier de Chueca, bienheureux et inimaginable asile depuis les rues de San Blas. Plus tard, se façonnant faute de mieux une allure de gay gothique pour danser jusqu’à l’aube dans les discothèques, elle trouve de nouveaux modèles et d’indéfectibles alliées auprès d’un trio de trans magnifiques, sans parvenir pour autant à sortir de son placard, de sa prison, de ses peurs, ni même à trouver les mots pour se dire ou, comme elle dit, se « confesser ». Eugenia la Moraíta, sans peur et sans reproches, la Cartier, dont les bijoux clinquants tintent au coin des rues, la sagace Chinchilla, qui bientôt s’éteint doucement sur le trottoir, lui sont une quasi-famille de cœur. Elle serait si près de franchir son propre Rubicon, sous la conduite éclairée d’Eugenia, qui sait écouter comme nulle autre et indiquer la « bonne » habitude, car la mauvaise, ne nous en déplaise, c’est la honte, la clandestinité, la trahison de soi. D’ailleurs, ne le fait-elle pas ? C’était sans compter que le monde des machos imbéciles continue de tourner et qu’une haineuse dérouillée vous envoie à l’hôpital. 

La mauvaise habitude Alana S. Portero
Madrid la nuit « Madrid nunca duerme » (« Madrid ne dort jamais »)© CC BY-SA 4.0/Paolo Monti /WikiCommons

Ces péripéties, ces timides sorties nocturnes de l’identité convenue et ces retours au régime diurne de la masculinité, cette défaite qui semble définitive, sont contés avec une savante retenue de la tension dramatique, sans échappée mélodramatique. Lyrique, le récit de l’état de morte-vivante dans lequel se trouve l’héroïne après l’agression qu’elle subit fait exception. L’histoire de ses cuisantes tribulations s’inscrit dans l’expérience de sa génération, qui voit s’effriter à grand-peine les préjugés face aux identités queer. Mais La mauvaise habitude narre aussi comment certaines aînées héroïques assurent la transmission d’une fierté trans qui, dans leur jeunesse, n’avait pas encore de nom. La Moraíta, la Cartier et la Chinchilla, que la narratrice perçoit comme de clairvoyantes « Moires », ont un droit de cité et de parole exceptionnellement juste dans le récit.

Le roman rend ainsi un tendre hommage à ces personnages à travers la voix de leur pupille qui, encore prisonnière de sa chrysalide, se fantasme en religieuse novice auprès de cette mère supérieure qu’est pour elle Eugenia. En filigrane est retracée une discrète saga de la lutte trans pour la dignité, des années 1980 aux années 2010, dans ce Madrid tant aimé de l’héroïne. Car à sa ville, parcourue lors des petits matins où elle repliait ses ailes de papillon de nuit, la narratrice adresse une intime déclaration d’amour, dans l’un des passages les plus éloquents du roman. Son Madrid, des quartiers ouvriers au centre, sait se faire aimer malgré son manque de majesté : « à Madrid, il fallait compter sur tout ce qui s’ajoutait à l’espace : les arbres, les lumières, le tempérament à l’ancienne de ses habitants, toutes ces choses qui, si elles n’embellissent en rien une ville, la rendent confortable ».             

Si, comme le dit l’héroïne avec sagacité, la transmission ne se fait pas des filles aux mères, mais de celles qui furent filles à leurs propres filles, c’est dans sa relation, toute de piété filiale mais aussi de sororité, à Margarita, la voisine travestie qu’elle honnissait naguère, qu’elle trouvera la force de se reconnaître pour ce qu’elle est. Après avoir pris soin de la fragile vieille femme jusqu’à son dernier souffle, avoir partagé avec elle, lui teignant les cheveux, le souvenir de « la furie blonde de la rue Orense » qu’elle avait été, elle sort enfin, non pas dans l’arène comme le torero que sa mère aurait voulu qu’elle devînt, mais mieux encore, dans les rues de son quartier, vêtue d’une « robe couleur rouille aux épaules nues ». De l’art de devenir soi comme une tauromachie. Et de l’écrire. Brava !