Un appartement sur Uranus réunit les chroniques publiées dans Libération par Paul B. Preciado entre 2015 et 2018. L’auteur y livre une pensée de la radicalité autour de son processus de transition sexuelle et des transformations que traverse l’humanité. La performance, cœur de sa philosophie, n’a de cesse de lier l’inventivité du langage à la possibilité de nouvelles manières d’être au singulier et au pluriel.
Paul B. Preciado, Un appartement sur Uranus. Chroniques de la traversée. Préface de Virginie Despentes. Grasset, 336 p., 21,50 €
« Toute révolution, subjective ou sociale, exige un exil de la voix, une suspension du geste, une rupture de l’énonciation, la reconnexion avec des lignes étymologiques qui avaient été fermées ou alors une coupe franche dans la langue vivante afin d’y introduire une différence (différance), un espacement, ou comme le dirait Derrida ‟une anarchie improvisée” ». Ces quelques lignes restituent les grands éléments de la pensée puissante et radicale de Paul B. Preciado. Tout y est : la révolution, l’exil, la suspension, la rupture, la différance derridienne, l’espacement, l’anarchie. Un appartement sur Uranus. Chroniques de la traversée propose des réflexions au gré de l’actualité française et internationale (mariage pour tous, Nuit debout, indépendance de la Catalogne, victoire de Syriza en Grèce, crise européenne des réfugiés…). Ces fragments apparaissent surtout comme le flux de conscience d’un « migrant du genre », puisqu’il effectue à la même époque sa transition sexuelle de lesbienne queer à homme transgenre, discute aussi sa relation d’alors avec Virginie Despentes, préfacière de l’ouvrage. Trouver les mots justes pour restituer la philosophie de Preciado relève d’un exercice délicat. Et pour cause : tout son objet consiste à briser la fausse naturalité du langage, à redonner au sujet la possibilité de déconstruire puis d’inventer. Le philosophe accueille un vaste héritage politique, social et intellectuel… qu’en faisant sien il pétrit, transforme, traverse, n’allant pas contre mais bien au-delà de notre contemporanéité, en visionnaire prodigieux.
Celui qui est né sous l’identité de Beatriz Preciado à Burgos dans une famille religieuse de droite et qui a découvert la philosophie chez les jésuites s’est envolé pour New York en 1991, où il a fait la rencontre de Jacques Derrida. Avec lui, il forme le projet d’une thèse sur la conversion de saint Augustin en tant que processus de transformation non seulement épistémologique mais aussi sexuel. On retrouve bien entendu l’influence de la différance derridienne dans l’écriture de Preciado : la volonté de ne pas suivre des significations figées, de s’écarter sans s’opposer pour lutter contre l’idéalisme et la métaphysique. « Il appartient à la philosophie et à la poésie la tâche profane de restituer les mots sacralisés à l’usage quotidien : défaire les nœuds du temps, arracher les mots aux vainqueurs pour les remettre sur la place publique, où ils pourront faire l’objet d’une resignification collective », lit-on, telle une mise en abyme, dans la chronique « Féminisme amnésique ».
L’influence de Nietzsche brille également lorsque Preciado, à Athènes, observe le grec et décortique l’étymologie : « Un mot fut d’abord une pratique, l’effet d’une constatation, d’un étonnement, ou le résultat d’une lutte, le sceau d’une victoire, qui ne s’est converti en signe que bien plus tard. L’apprentissage de la parole dans l’enfance induit un processus de naturalisation du langage qui fait qu’il nous devient impossible d’écouter le son de l’histoire lorsqu’il résonne à travers notre propre langue ». Cela le conduit à critiquer chaque norme que le langage maquille en absolu, de l’homme à la femme, de la nature à la culture, du privé au politique, de l’identité biologique à celle de la sociabilité, du corps à l’esprit… Tous ces termes sont à replacer dans une pensée en évolution, appelée désormais à se dépasser : « Nous nous efforçons de tout naturaliser, nous persistons à raconter nos passions comme nous le faisions au temps d’Homère ou de Shakespeare. Nous nous obstinons à nous préoccuper de production, d’idéologie, de religion, de nation… alors que tout est en train de changer ». Le devenir nietzschéen, éternel retour du même dans l’autre, infini jeu du monde, stimule l’écriture de Preciado, invitant chacun et chacune à questionner ce que nous observons comme les limites de nos propres identités et environnements pour mieux les transcender.
Déconstruire le langage, la pensée, jusqu’à l’être lui-même en remontant aux origines, c’est aussi en amorcer la chute. Preciado fait sienne l’expression célèbre de Foucault selon laquelle : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. » Il établit la technologie comme une partie de notre conscience même, qui nous anime et nous constitue : « Laissons derrière nous les visions patriarcales et coloniales de la technologie (oscillant entre délires de super-pouvoir et paranoïa d’impuissance totale) et mettons-nous à travailler sur la conscience même. Nous sommes tous en mutation mais nous ne sommes que quelques-uns (ceux qui ont été marqués en tant que monstres, ceux dont la subjectivité propre et les corps ont été publiquement signalés comme camps d’expérimentation et preuves matérielles de la mutation) à nous en rendre compte ». Il n’est donc pas seulement question de transvaluer mais aussi de « performer », c’est-à-dire de faire advenir en réalité ce que le langage exprime. Preciado est profondément l’héritier de Judith Butler, pour qui le genre n’existe que par le discours. Mais, avec le philosophe, la performativité du langage est immédiate, somatique : « Mon corps trans se retourne contre la langue de ceux qui le nomment pour le nier. Mon corps trans existe comme réalité matérielle, comme ensemble de désirs et de pratiques, et son inexistante existence remet tout en jeu : la nation, le juge, l’archive, la carte, le document, la famille, la loi, le libre, le centre d’internement, la psychiatrie, la frontière, la science, Dieu. Mon corps trans existe ».
Entre les mots et les choses, il n’y a plus aller-retour mais fusion : alors même que je dis ce que je suis, je suis ce que je dis. L’écriture dénonce aussi d’autres réalités, les mots étant coupés et réassemblés dans une sorte de cut-up des concepts qui ouvre les yeux sur les caractéristiques de notre système : l’industrie pharmaco-pornographique, le capitalisme techo-scientifique, lui-même nécropolitique… Preciado, curateur d’expositions, organisateur de la Documenta 14 en 2017 au sein de laquelle il avait créé le « Parlement des corps », un espace public de débat, discute notamment son activisme politique. Le mouvement a quelque chose de vital pour celui qui multiplie les déplacements physiques à Barcelone, Athènes, Beyrouth, Paris… toujours aux côtés de ceux qui comme lui veulent inventer de nouvelles manières de vivre. En ce sens, son écriture n’est pas solitude de la psyché mais toujours expression d’une communauté.
En somme, ces chroniques permettent d’aborder frontalement la pensée au quotidien d’un philosophe que rien ne met à l’écart, éclatant les conventions les unes après les autres comme autant de carcans dont on ne réalisait pas la contrainte. On peut toutefois se trouver bien loin de la radicalité de son expérience. Mais, en passant à nouveau du « Je » à « Nous », Preciado rassure : « Je pense mon propre processus transgenre et le voyage comme autant d’expériences sur la subjectivité. Rien de ce qui m’arrive n’est exceptionnel. Je fais partie d’une métamorphose planétaire. Le temps est venu de se réinventer. »