Il est assez rare en France d’évoquer la littérature de la diaspora palestinienne qui s’écrit en anglais. Elle existe pourtant bel et bien et offre des perspectives différentes sur l’individualisation des traumatismes collectifs et générationnels. Le deuxième roman d’Etaf Rum, Mauvais œil, en constitue un bon exemple.
Roman sur le déracinement, la guérison, la famille, l’emprise, Mauvais œil plonge dans l’intériorité malmenée de Yara, jeune femme au bord du gouffre et à la croisée des regards, qui apprend à se construire grâce à une déconstruction progressive. Née à Brooklyn de parents palestiniens immigrés, Etaf Rum se marie jeune et déménage en Caroline du Nord où elle donne naissance à deux enfants. Ici s’arrêtent les parallèles biographiques avec Yara, puisque l’autrice s’est inscrit à l’université pour y poursuivre des études de littérature et de philosophie, avant de publier un premier roman, Le silence d’Isra, en 2019.
Mauvais œil explore avec nuance et sensibilité la trajectoire d’une mère de famille d’origine palestinienne en Caroline du Nord, qui enseigne l’histoire de l’art à l’université, et exprime sa créativité à travers la cuisine et la peinture. On y retrouve les lignes de force des romans de la diaspora : l’espace domestique (et la cuisine, en particulier) comme moyen de retrouver, recréer et perpétuer la terre natale, mais aussi de perpétuer des rapports de domination et d’emprise ; le rapport troublé d’une protagoniste immigrée de la deuxième génération à la génération qui la précède, celle du sacrifice et de l’exil ; la double aliénation de la diaspora (ne pas être assez américaine aux États-Unis, pas assez palestinienne en Palestine). Et comme motif récurrent, la honte, multiple, décuplée : celle qui résulte de l’aliénation mais aussi des traumatismes générationnels, la honte du survivant, la honte qui accompagne un lourd secret pour Yara et qui nourrit le suspense du texte.
Yara est une épouse et mère « modèle », et pourtant en proie à tous les doutes, emprisonnée et bâillonnée dans un mariage qu’elle espérait naïvement être sa porte de sortie vers la liberté. Mais elle passe du père au mari, et l’élément déclencheur de sa chute progressive est justement un incident avec une collègue raciste qui déclare qu’elle est comme toutes les femmes arabes, soumise, impuissante, et aveugle à sa propre oppression. Sa réponse cinglante lui vaut une sanction et lui coûte finalement son travail : le racisme est toujours moins perturbateur que le fait de le pointer du doigt.

Malgré ses sentiments d’aliénation et d’enfermement, Yara apprend peu à peu à étendre les cercles concentriques de ses appartenances. Femme au foyer appartenant à sa famille, à sa belle-famille et à la Palestine, elle découvre aussi son appartenance à la Caroline du Nord. Elle noue une amitié sincère avec Silas, un collègue de son université, apprend grâce à lui à apprécier la gastronomie locale et les spécificités de cet environnement où elle parvient à construire sa propre identité en tant qu’artiste. Si la cuisine la relie à sa grand-mère et à sa terre d’origine, son talent artistique lui donne une position autre, une indépendance qu’elle n’a jamais connue, l’aidant à exprimer ses émotions et à aiguiser son regard. C’est son œil qui la distingue, qui lui permet un espace de création, d’abord en tant que photographe du campus, puis en tant que peintre.
La tension principale provient de la malédiction énoncée dans le titre. Que signifie-t-elle, d’où vient-elle ? Si le « mauvais œil » trouve son explication dans le noyau familial toxique et abusif de Yara, cette image de la malédiction originelle, portée par la mère de Yara puis par Yara elle-même, peut être mise en lien avec le déplacement forcé des populations palestiniennes, et de la place de cette femme au sein d’une diaspora qui imagine toujours implicitement un retour impossible. La Nakba est en effet une catastrophe collective, une structure d’expropriation continue, un traumatisme répété, mais aussi une tragédie intime, incorporée et incarnée dans les familles.
Face à son mari qui la déconsidère, son université qui la contraint à des contrats précaires et lui assène une sanction disciplinaire, Yara persévère, confrontée toujours à un mauvais œil, à un regard noir, acéré, regard qui la décompose, le regard amer de sa mère, regard-miroir qui ne la lâche pas d’une semelle, la foudroie dans le rétroviseur de la voiture et dans des souvenirs brutaux, insidieux qui dédoublent sa vie quotidienne. Mais si Yara est paralysée par ce mauvais œil et par le regard des autres, elle a aussi intériorisé cette surveillance. Son espace intérieur apparaît ainsi comme un véritable panoptique, où elle s’épie sous toutes les coutures, se dégoûte et se déteste. Si elle est amenée à projeter une image parfaite d’elle-même, et à s’en auto-convaincre, elle est aussi amenée à se prévenir de la jalousie, à ne pas attiser l’envie à travers la mise en scène idyllique de sa vie, et elle vacille face à ce paradoxe.
Le récit suit le rythme des triggers, ces moments où des traumatismes anciens se réveillent et viennent brouiller les lignes, pour la protagoniste et les lecteurices. Le cheminement tortueux qui pousse Yara à questionner sa dépendance à la honte et à la culpabilité constitue une structure de lente descente aux enfers suivie d’une libération et d’une résolution. Cette trajectoire est explicitée dans le roman, puisque Yara est forcée par son université à voir un psychologue qui lui fait mesurer l’écart entre ses expériences quotidiennes et la violence sous-jacente qu’elles révèlent. Ce choix du récit a l’avantage de démontrer la difficulté logistique mais aussi la difficulté narrative de s’extirper de relations d’emprise masquées par des histoires d’amour, de dessiller le regard de la manipulation, du gaslighting et de l’intériorisation des attentes sociales.
Si la dimension résolument introspective et psychologisante du roman peut donner lieu à des longueurs et des répétitions, le texte joue néanmoins sur deux modes dynamiques, juxtaposés, qui se répondent dès le début du roman et finissent par se rejoindre depuis leurs temporalités distinctes : d’une part l’analyse introspective de Yara à la troisième personne, d’autre part le journal qu’écrit Yara (et qu’elle commence réellement à rédiger dans le dernier tiers du roman). Les extraits qui en sont donnés sont principalement à la deuxième personne : Yara s’adresse à sa mère pour comprendre, pardonner, cerner qui elle est à travers ce portrait de sa mère, mais aussi comment cette dernière peut être à la fois victime et bourreau, objet d’adoration et de terreur.
Au fond, le nœud central de Mauvais œil est là : plus qu’un roman sur l’immigration, sur les diasporas conservatrices, sur la honte et la mélancolie qui accompagnent un déchirement transgénérationnel, c’est un roman sur la relation profondément paradoxale qu’une fille entretient avec une mère abusive, et sur les violences cycliques dans les familles. La honte récurrente du personnage trouve ainsi une autre source, celle de ne pas avoir été aimée et pardonnée par sa mère, et d’avoir été traitée comme un objet de haine et de honte. Sa source est un mythe social que bell hooks a remis en question dans À propos d’amour : considérer comme nécessaire la coexistence de la violence et de l’amour.