Le livre de Najla Nakhlé-Cerruti s’ouvre sur un suicide : celui, en 2011, de François Gaspar dit François Abou Salem, dramaturge français né et installé en Palestine, fondateur du Théâtre national palestinien. Sa disparition intervient quelques mois après l’assassinat de Juliano Mer-Khamis, un autre homme de théâtre tué par balle dans le camp de Jénine en Cisjordanie. Ces épisodes tragiques annoncent la trame essentielle de l’ouvrage : comment peut-on penser la production théâtrale dans un territoire traversé par un conflit violent depuis des décennies ?
Najla Nakhlé-Cerruti. La Palestine sur scène. Une expérience théâtrale palestinienne (2006-2016). Presses universitaires de Rennes, 236 p., 22 €
Le travail de Najla Nakhlé-Cerruti est issu d’un doctorat en études arabes soutenu à l’INALCO en 2017. L’enquête menée par l’auteure est courageuse à plusieurs égards : elle montre que le théâtre, loin d’être l’expression de quelque oisiveté, est un processus artistique à travers lequel tout un peuple, par l’intermédiaire de quelques individus, forme son identité, en l’occurrence palestinienne. Le travail est également impressionnant parce que Nakhlé-Cerruti ne s’est pas contentée d’éplucher des documents dans un bureau parisien mais est allée au contact direct de ces metteurs en scène et comédiens qui, à Ramallah, Jérusalem, ou Haïfa, tentent tant bien que mal de monter leurs pièces. Il en ressort un souffle et une humanité qui trop souvent manquent aux travaux académiques.
Najla Nakhlé-Cerruti articule son entreprise de dévoilement de l’expérience théâtrale palestinienne autour de deux idées fortes. Tout d’abord, la représentation théâtrale, par ses implications logistiques, porte en elle le symbole même de la recherche d’un ancrage territorial qui est au cœur de la quête des Palestiniens pour leur État depuis 1948. Nous voyageons d’abord à Jérusalem, où commence historiquement cette expérience théâtrale palestinienne. Le travail de recherche nous conduit aussi dans plusieurs villes de Cisjordanie telles que Ramallah, Hébron, Bethléem. Nous entrons dans le camp de réfugiés de Jénine où nous découvrons le théâtre dit de la Liberté, fondé en 2006 par des militants palestiniens et israéliens.
À chaque fois, Nakhlé-Cerruti prend le temps d’exposer les difficultés au quotidien de la scène théâtrale palestinienne. La première, la plus évidente, est celle des moyens limités dont dispose cette scène. Elle note que l’Autorité palestinienne consacre une somme tout au plus symbolique, d’environ 150 000 dollars annuels, au soutien du théâtre local. Dès lors, les troupes palestiniennes sont condamnées à dépendre de subventions étrangères en provenance d’organisations internationales et de fondations, ce que l’auteure appelle leur « ONG-isation ».
La seconde difficulté est celle de la liberté de mouvement des troupes : la mobilité des comédiens est par définition contrainte par la politique israélienne à l’égard des territoires palestiniens, en particulier depuis l’édification du mur de séparation en 2002. L’une des conséquences artistiques de ces obstacles est la préférence affichée par le théâtre palestinien pour le monologue, un genre qui se révèle moins difficile à mettre en œuvre, sur le plan financier comme logistique.
L’ouvrage évoque aussi la situation de la création théâtrale palestinienne en Israël, un théâtre « d’exil dans sa propre patrie », selon l’expression de l’intellectuel arabe israélien Mas’ud Hamdan. C’est dans la ville de Haïfa que les premières pièces représentant la communauté arabe israélienne voient le jour à partir des années 1970. On découvre une réinterprétation par le théâtre municipal de Haïfa d’En attendant Godot de Beckett, lui donnant des résonances avec le conflit israélo-palestinien. L’échange sur scène entre Israéliens et Palestiniens connaît un essor durant les années 1990, à la faveur des accords d’Oslo, et permet notamment la production de Roméo et Juliette avec des comédiens des deux côtés.
C’est à Haïfa toujours que le théâtre Al Midan, créé en 1994, bénéficie de subventions israéliennes. Pendant ce temps, voit le jour à Jaffa le théâtre arabo-hébreu, une troupe qui s’installe dans le quartier historique de la ville à majorité palestinienne. Hélas, ce rapprochement israélo-palestinien est affecté par l’échec du processus de paix et la seconde intifada : comme le souligne l’auteure, la politique est une donnée que ces hommes et femmes de théâtre ne peuvent négliger.
En 2015, une vive controverse entoure la représentation d’une pièce, Le temps parallèle, de Bashar Murkus, dans le théâtre subventionné de Haïfa. Le texte fait de Walid Dakka, prisonnier palestinien condamné pour avoir participé au meurtre d’un soldat israélien, un héros. L’affaire jette le trouble et conduit le gouvernement israélien à geler les subventions allouées au théâtre. A contrario, la polémique explique aussi pourquoi certains dramaturges palestiniens refusent des aides financières israéliennes, craignant d’écorner leur image publique – au risque de ne plus avoir les moyens de se produire.
La seconde idée forte du livre est que le texte théâtral sert de support au développement d’une conscience nationale. Comme évoqué plus haut, le choix de la forme du monologue répond au départ à des impératifs pratiques. Mais il s’agit aussi du genre théâtral le plus à même de rendre compte de la difficulté des Palestiniens à penser leur condition et à exprimer leur mal-être existentiel. Le théâtre palestinien est ainsi un théâtre du réel, qui s’appuie sur les expériences personnelles de ses auteurs et de ses comédiens. C’est notamment le cas avec Les monologues de Gaza, joués au théâtre Ashtar à partir de 2010 : référence explicite aux Monologues du vagin, la pièce reconstitue les expériences personnelles d’enfants palestiniens après la guerre de 2008 à Gaza. Elle a depuis été jouée dans de nombreux pays, en Europe, aux États-Unis, mais aussi en Asie. Ce genre de « texte-témoignage » participe, pour Nakhlé-Cerruti, à « la construction d’une mémoire palestinienne contre l’oubli ».
Le livre offre un panorama poignant de l’expérience théâtrale palestinienne : rien ici n’est acquis d’avance, les conditions d’écriture et de production des œuvres sont soumises aux aléas d’un conflit omniprésent. En même temps, il ressort de ce parcours la volonté indéfectible de ces hommes et de ces femmes de lettres de donner un sens existentiel à leur entreprise : c’est en montant sur scène et en clamant leurs textes, en dépit de toutes les difficultés rencontrées, que ces troupes incarnent la Palestine.