Poésie des liens

Moins de deux ans après Idées de la nuit et Ryrkaïpii, Philippe Beck publie Documentaires et Abstraite et plaisantine. Deux manières de répondre au « monde comme il va ». Et cela n’a rien à voir avec – parmi quelques propositions ou formules sur la poésie que relève Philippe Beck – l’idée que « tout est poétique », l’ambition de « sauver le monde » ou la nécessité de « le rencontrer » : « chacun rencontre déjà le monde où il est : aucun être n’y échappe ».

Philippe Beck | Abstraite et plaisantine. Le Bruit du temps, 114 p., 11 €
Philippe Beck | Documentaires. Le Bruit du temps, 240 p., 22 €

Abstraite et plaisantine est un livre de cent douzains « en vers libres mesurés ». Un livre d’émaux non cloisonnés entre pensées, impressions sensibles et musicalité. On l’a déjà dit ici, Philippe Beck est un érudit partageur. Voici ce qu’on lit dans l’avertissement : « De caractère tao et talmudien (si on peut dire) le livre médite le mode d’être des liens ». Le lecteur aurait tort de se laisser intimider. Tout simplement parce que la poésie est déjà dans ces deux références. Il la reconnaîtra. Même si on ignore tout de la respiration sonore des six sons dans le taoïsme, on demande à savoir. Ou bien, si on lit le poème 12 :                     

                               À l’automne, vent frais

                               et fruits mûrs. Puis, Corde Kiao

                               répond à cloche de Printemps,

                               Cloche Kia : vent chaud

                               […]

                               L’été pince Corde U,

on éprouve un double plaisir : à lire sans savoir, puis à apprendre l’histoire de Cheu-Wenn, joueur de cithare qui ne se jugea pas assez habile pour être à la hauteur de son idéal et s’arrêta. Il revint auprès de son maître et joua, semblant commander ou s’accorder aux saisons.

Au lecteur de s’avancer. Un premier texte évoque le pianiste Alfred Cortot dans sa compromission avec le régime de Vichy. Il est nommé « Alfred ». Tout au long du texte, flotte une référence au nazisme et à l’extermination : à partir d’une date (20 janvier, on comprend 1942), à partir de surnoms, de noms propres (de nazis), de termes avilis : « la force de la joie » (du nom d’une organisation de loisirs). À partir du plus simple, désarmant : la proximité de « champ » et « camp », ou de noms visuels : « cargaisons d’habits »… la tragédie traverse le livre. Sans explicitation, dans un parti pris de tons bigarrés, dans un même poème sont nommés Bambi Papierman, et un personnage burlesque, « l’Auvergnat » ( on suppose Pierre Laval) :

                               Sa « formation d’esprit » est le charbon délicat

                               des wagons de Pitchipoï.

d’un nom désignant pour les Ashkénazes une campagne perdue, puis les camps nazis.

L’avertissement reprend aussi Mandelstam : « en poésie, c’est toujours la guerre ». La poésie affronte l’esprit destructeur du siècle dernier et de l’époque actuelle, ses formules, ses sujets de « prédilection ». Celui du « lien » en est un, au point qu’est apparue l’idée de « créer du lien ». Bien qu’il ne reprenne pas l’expression, Philippe Beck semble lui opposer ce qui véritablement lie, que nous ne savons pas. Et ici, comme souvent, il dégrise :

                Force de lien ne vient pas de Bien.

Il reprend depuis le début, à « la grotte au filet aérien ».

                Chaque animal est liaison, et côtoiement

                peint. 

Sans illusion de Jardin initial,

                Nous en sommes là : Porte et Boyau.

                Nous y entrons en bottes sèches.

Et, à cinq vers de distance, il évoque Jean Clottes et le Hikikomori, ainsi qu’on appelle un jeune Japonais dès qu’il passe plus de six mois sans sortir de sa chambre. Voilà le type de lien que fait le poème. Lien très heureux, même et surtout pour dire une vie sans attachement. Fondamentalement,

                … Nature du lien vit dans ce qui est

                lié…

Le lien peut être ce qui fait prisonnier, et ce qui désemprisonne :

                L’échappée du vivant capable de lien

                à l’heure enseigne l’échelle

Ou encore :

                Courage Plusieurs est le nom de Lieur Lié ;

                il relit la base de Lendemain.

Abstraite et plaisantine, Philippe Beck - Documentaires
« La Danseuse de corde », Henri de Toulouse-Lautrec (1938) (Détail) © CC0/WikiCommons

On voit aussi apparaître un « universel lieur », qui « ne peut être appelé d’un seul nom », où se retrouve la tradition hébraïque, sinon le caractère talmudique évoqué dans l’avertissement. Surtout,

                Le monde des parlants est le Bien.

Mais ce n’est pas sans condition :

                et si j’égare sa perle obscure     

                au cours de la mélodie, alors je dis

                mon Simple Accord à William

La perle était déjà dans le poème précédent, un poème à filets d’où l’on a remonté un film de Murnau, Tabou. Il commence ainsi :

                Je n’oublie pas Matahi et Reri

Rappelons : la première, déclarée Vierge sacrée, est amoureuse d’un pêcheur de perles, Reri. La perle est aussi bien amour que « corps de Beauté », qui

                se déglace et remonte en société.

Perle : question de parole, aussi. Et si le poète l’égare au cours de la mélodie, il dit son « Simple Accord à William », son « oui » comme à une entreprise criminelle. À trouvère, poète qui trouve, répond lecteur en « chercherie ». Philippe Beck le provoque : « Quel William ? », demande-t-il à sa place. Le lecteur est poussé à poursuivre le texte qui s’écrit.

Il n’est pas fait pour « exhiber les choses à un imperturbable premier plan, en camelots ». Mais plutôt pour « tendre le nuage, précieux, flottant sur l’intime gouffre de chaque pensée ».

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

Documentaires rassemble des textes d’abord publiés sur Facebook ; textes repris, chacun daté, ils courent du 27 mars 2015 au 7 juillet 2024. Philippe Beck est un poète hyper-réactif et proactif : tout l’y provoque. Il s’agit ici de « solliciter les meilleures forces de réponse ». Chez lui, le souci de la communauté, de son absence, du peuple sans peuple, de la « folie du peuple sans peuple », a toujours été présent. Il s’agit de voir clairement – c’est une règle générale – et aussi ce qui se prétend politique et ne l’est pas, ou ce qui se défend de l’être et avance masqué, comme l’esthète.

La question politique n’est pas en rivalité avec une autre (au contraire, elle pourrait en dépendre), celle qui court à travers tout le livre et demande en toutes lettres : « qu’est-ce que ? ». Au fil des pages : une divine surprise, un pianiste, un critique, la force individuelle, un esthète, la clarté, la lyrique, un intellectuel, un cœur bon, la musique, un mondain, le danger propre à l’institution, la force individuelle… en question retenue : l’amitié. Bien sûr – la question regarde la poésie –, qu’est-ce qu’un enfant ? Avec un très beau texte qui se termine ainsi : « chaque enfant est Gulliver ».

La page Facebook suppose destinataires et participants singuliers et connus. En dehors de quelques adresses et remerciements en entête, nous ne savons rien d’eux. Cependant, ils sont « ici ». Un, par exemple, sous le pseudonyme de Cranach, « demande (non sans chagrin) la raison du silence des correspondants ». À présent, le lecteur peut rompre ce silence et (se) poser des questions. Ainsi, sur la présentation de l’humanisme et de l’anti-humanisme. Ou sur l’expression : « sécularisation de l’idéologie ».

En dehors de la page, Philippe Beck répond à des interlocuteurs sans les nommer, par exemple Agamben ; à des polémistes aussi, un qui s’ignore : un Prix Goncourt qui se dit « propriétaire de [sa] vie »; un, explicite, qui l’accuse de mépris parce que lui (Philippe Beck) a parlé d’un poète comme d’un « routier érudit ». On n’est pas obligé de savoir qui est qui. Mais ce que dit alors Beck de la différence camionneur/routier vaut le détour. Il retrouve Mallarmé, entendant « chemineaux ». On imagine une poignée de main entre les deux. Beck remarque le succès de la comparaison de Celan : du poème avec une poignée de main, encore faut-il que le poème « cherche à entendre ce qu’un tel geste veut dire », dégrise-t-il. On applaudit en tout cas des deux mains à celui-là : faire passer des pages entières, ou des phrases, de poètes et de musiciens essentiellement ; ainsi Debussy, disant de Ravel qu’il fait pousser des fleurs autour d’une chaise, ce dont Beck fait un commentaire lumineux. Ainsi encore, une citation de John Donne, sur laquelle on finira : « la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne ».