Le mystère Ravel 

Si 2025 marque le centenaire de la naissance de Pierre Boulez, cette année est aussi l’occasion de célébrer le cent cinquantième anniversaire d’un autre géant de la musique française, Maurice Ravel. Que l’on visite l’exposition que la Philharmonie de Paris consacre à son célébrissime Boléro ou que l’on se plonge dans sa gigantesque correspondance enfin disponible en poche, on découvre un homme plutôt méconnu au-delà de sa musique.

Maurice Ravel | Correspondance, écrits et entretiens, tomes I et II. Gallimard, coll. « Tel », 2 934 p., 32 €
| Exposition Ravel Boléro. Philharmonie de Paris. Du 3 décembre 2024 au 15 juin 2025
Lucie Kayas (dir.) | Ravel Boléro. Catalogue de l’exposition. La Martinière/Philharmonie de Paris, 220 p., 32,50 €

Depuis son échec retentissant au Prix de Rome en 1905, Maurice Ravel n’a cessé de triompher. Dès ses années d’études au Conservatoire de musique et de déclamation, il s’impose comme une personnalité incontournable, à travers une musicalité singulière dans le paysage musical de ce début du XXe siècle. À l’instar d’un Stravinski (1882-1971), qui intègre différents langages musicaux dans une approche presque cubiste, ou d’un Schoenberg, né un an avant lui, dont l’apparente radicalité constitue en réalité l’aboutissement d’une profonde vision sur l’histoire de la musique occidentale, Ravel déploie un discours musical d’un raffinement rare, maniant avec virtuosité la matière sonore, tant au piano, dont il jouait lui-même, qu’en formation de chambre ou à l’orchestre. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter le lever du soleil dans Daphnis et Chloé (1920), le chœur des grenouilles et celui des arbres dans L’enfant et les sortilèges (1925, sur un livret de Colette) ou encore les deux concertos pour piano (Concerto pour la main gauche, 1930, Concerto en sol, 1931).

La Philharmonie, à l’occasion du 150e anniversaire, consacre tout naturellement une exposition au plus célèbre de ses chefs-d’œuvre, le Boléro, ballet commandé par Ida Rubinstein en 1928. De dimensions modestes, elle ouvre, à travers un parcours intelligemment pensé, des pistes de réflexion pour comprendre les raisons de ce succès phénoménal et immédiat. Tout en donnant au visiteur des clés de compréhension du contexte historique, confinant parfois à l’anecdotique lorsqu’il s’agit de reconstituer le bureau de Maurice Ravel, elle propose, et c’est là véritablement sa force, une variété d’outils pour comprendre ce qui « fonctionne » dans ce Boléro. L’analyse de l’œuvre se veut très didactique, voire ludique, notamment à travers une version filmée – un peu simpliste dans sa réalisation – de l’Orchestre de Paris, tandis que sa réception à travers le monde fait appel à de nombreux documents audiovisuels, dont on pourra regretter l’absence de mise en relation ou en perspective les uns avec les autres.

Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, tomes I et II. Gallimard, coll. « Tel », 2934 p., 32 €

Exposition Ravel Boléro. Philharmonie de Paris, du 3 décembre 2024 au 15 juin 2025.

Ravel Boléro
Maurice Ravel au piano (1912-1913) © Gallica/BnF

Mais l’ambition véritable de l’exposition se révèle à travers la lecture de son catalogue richement illustré. Il ne s’agit pas en effet de prouver que nous avons affaire ici à un chef-d’œuvre (qui peut en douter en 2025 ?), mais de s’en servir pour percer à jour le « mystère Ravel ». Car, sous ses airs de dandy, parfois farceur, Ravel se livre peu ; il cache ses esquisses quand ses amis débarquent chez lui, sa sexualité fait débat, on ne comprend pas vraiment la nature de la maladie qui, à partir de 1932, le réduit progressivement et dramatiquement au silence. Lui-même écrit en janvier 1919 : « Nous autres artistes […] sommes rarement normaux, et notre vie l’est encore moins ». Malgré l’ambition affichée, on ressort de la lecture de cet ouvrage frustré par le manque de cohérence et l’inégalité d’un catalogue pensé comme une juxtaposition d’articles ou d’entretiens. Si celui, par exemple, d’Emmanuel Reibel sur le rapport à l’enfance, celui de Pierre Korzilius (« Le Boléro est une machine »), ou encore l’entretien avec le percussionniste Nicolas Martynciow éclairent intelligemment, à la manière d’un kaléidoscope, l’œuvre et son auteur, on s’interroge sur la pertinence de faire figurer un extrait du Ravel de Jean Echenoz ou sur la vacuité de l’entretien avec Klaus Mäkelä, actuel directeur musical de l’Orchestre de Paris.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Afin de percer ce « mystère Ravel », le lecteur pourra se pencher sur les écrits du compositeur, réédition en poche de l’Intégrale publiée en 2018, désormais épuisée. Cette somme ahurissante – principalement des correspondances – est une promesse : celle d’y trouver tout Ravel, à travers la moindre carte postale, télégramme, « petit bleu », article de presse… Il faut reconnaître que Manuel Cornejo, à qui l’on doit cette compilation, impressionne par l’exhaustivité du matériau retrouvé. On imagine difficilement le temps passé dans les archives, les bibliothèques, les salles de vente… pour réunir une telle somme. Ainsi, ce ne sont pas moins de 2 000 lettres de Ravel (120 de plus qu’en 2018), 300 qui lui sont adressées, 150 écrits publics et 450 extraits de correspondances entre tiers sur Ravel qui composent cet ouvrage monumental. De nouvelles annexes, bien plus complètes et mieux conçues que dans la version de 2018, enrichissent cette nouvelle édition, ainsi que les notices biographiques des nombreux correspondants. L’ensemble fait de cet ouvrage un outil unique et indispensable pour qui s’intéresse sérieusement à Maurice Ravel.

Plonger dans ses écrits, c’est cheminer avec plaisir à ses côtés, tant dans son intimité que dans sa vie professionnelle. Ravel s’y révèle dans toute sa complexité : à la fois gentil et drôle, mais aussi obsessionnel et intransigeant, aussi bien avec lui qu’avec les autres. Après une répétition dont il juge les conditions exécrables, il peut s’emporter violemment : « Vous voyez d’ici ma fureur. […] J’exige un dédommagement ou je sabote la 1re, en dirigeant tout le temps à 5 temps », sans jamais se départir de son humour grinçant : « J’aurais bien voulu inclure en ce pneu quelques fleurs. Mais, étant donné le ton de la lettre, un paquet d’orties seul aurait pu faire l’affaire » (lettre n° 490). Vis-à-vis de ses confrères compositeurs, s’il se montre bienveillant avec les jeunes, il sait être mordant avec les mandarins comme Camille Saint-Saëns, « ce très grand musicien [qui] ne manquait jamais de [se] couvrir [de ridicule] » (lettre n° 2502). Son attitude est encore plus paradoxale à l’égard des interprètes, dont il exige une soumission absolue à la partition, quitte à les renvoyer à un statut d’exécutant, tout en leur témoignant une sincère et constante admiration. C’est que Ravel, dans ses écrits comme dans sa musique, ne cède jamais au conformisme. Ainsi, il n’hésite pas à démissionner avec fracas de la Société nationale de musique en 1910 pour fonder la Société musicale indépendante, ou à refuser, en pleine guerre, de participer au Comité de la Ligue nationale pour la défense de la musique française.

Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, tomes I et II. Gallimard, coll. « Tel », 2934 p., 32 € Exposition Ravel Boléro. Philharmonie de Paris, du 3 décembre 2024 au 15 juin 2025. Ravel Boléro
Portrait de Maurice Ravel, Achille Ouvré (1909) © Gallica/BnF

Les correspondances de guerre constituent d’ailleurs, avec leurs 500 lettres, l’un des ensembles les plus forts de cet ouvrage. Ravel apparaît dans toute sa complexité, tourmenté par un besoin de servir son pays (il a été exempté en 1895) autant que par celui de préserver sa mère malade : « quitter ma pauvre vieille maman, ce serait la tuer sûrement. Et puis la patrie n’attend pas après moi pour être sauvée… », écrit-il le 4 août 1914 (lettre n° 682). Les récits – parfois truculents – de ses aventures avec son célèbre camion ne peuvent masquer avec quelle intelligence Ravel perçoit les événements. Et cette lucidité s’affirme dès le 3 août 1914 : « Depuis avant-hier… ce tocsin, ces femmes qui pleuraient, et surtout l’enthousiasme horrible de tous ces jeunes gens… […] vous ne pouvez savoir ce qu’il m’en faut, de cet héroïsme-là [composer], pour lutter contre… l’autre [se battre], qui est plus naturel, peut-être » (lettre n° 681).

Malgré sa richesse indéniable, cet ouvrage n’est pas exempt de défauts. Il faut dire qu’une correspondance (car c’est là le cœur de l’ouvrage) est par nature l’un des objets éditoriaux les plus complexes qui soient : multiplicité des sources, des états (brouillons, mises au propre, copies…), problèmes de graphie, d’orthographe, ratures… Là où les éditeurs des correspondances de Vincent van Gogh (Actes Sud, 2015), ceux de Marcel Proust ou encore de son Carnet 1906 avaient brillamment relevé ce défi en utilisant les méthodes d’édition génétique, Manuel Cornejo, malgré un travail, rappelons-le, impressionnant, mais solitaire, échoue. Comme elles ont été intégralement normalisées, les lettres portent en permanence la trace de ses interventions éditoriales : correction systématique des fautes ou variantes orthographiques, suppression des ratures, uniformisation des noms propres… Si Manuel Cornejo s’explique dans son avant-propos, il peine à convaincre, tant sa méthode évacue toute notion d’évolution de l’écriture de Ravel, de son inscription dans son époque et donc dans des habitudes d’écriture particulières. Là où on attend de l’éditeur qu’il s’efface devant son objet, qu’il apparaisse en transparence, Cornejo se mêle sans cesse à sa matière, et l’on se met à douter de la fiabilité même de la source.

Ce parti pris est d’autant plus regrettable que l’écriture même de Ravel – graphie, fautes, difficulté croissante à écrire – constitue un indice précieux pour résoudre une dernière énigme : celle de sa maladie neurodégénérative qui l’enferme petit à petit dans un silence tragique. Pour compléter cette lecture et mieux comprendre les dernières années du compositeur, on se replongera avec plaisir dans deux livres diamétralement opposés. Le premier, Le cerveau de Ravel (Odile Jacob, 2023), ouvrage scientifique de très haute tenue, est construit comme une enquête d’une rigueur méthodologique éblouissante qui se lit néanmoins avec aisance. Le deuxième est le roman de Jean EchenozRavel (Minuit, 2006), où l’auteur recompose un récit poignant à partir des lettres de l’auteur du Boléro. S’intéressant aux dix dernières années de sa vie, l’écrivain investit progressivement par la fiction les silences laissés par la correspondance de Ravel, désormais « enfermé à l’intérieur de soi ».

Dans un paysage éditorial plutôt terne, celui du champ musicologique francophone, l’ouvrage de Manuel Cornejo demeure néanmoins un outil indispensable dont il faut rappeler l’importance historique. Alors que nous célébrons l’un des compositeurs français les plus populaires, on ne peut que s’étonner, avec Mathias Auclair, de la modestie des textes qui lui sont consacrés (même la grande biographie de Roger Nichols de 2011 n’est toujours pas traduite !) ou de l’absence de curiosité pour l’existence d’un homme comme effacé par sa musique. Alors, même si l’on n’échappe pas à l’artifice des anniversaires, espérons que celui-ci favorisera une meilleure circulation des savoirs sur ce musicien, qui, au-delà de son importance dans l’histoire de la musique occidentale, mérite que l’on explore davantage sa part de mystère.


Tromboniste et chef d’orchestre, Clément Carpentier dirige le département des disciplines instrumentales du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.