Dans les ruines de l’archéologie coloniale

Lætitia Bianchi écrit contre le mensonge. Sa « véritable histoire de la découverte » du site archéologique maya de Bonampak met à mal, avec un art consommé du persiflage, une oreille musicale, un regard d’artiste, les naïvetés néocoloniales des versions épiques de l’archéologie. Bonampak fait acte de justice envers les Mayas de jadis, les Lacandons d’aujourd’hui et leur seul véritable proche, le découvreur Carlos Frey.

Lætitia Bianchi | Bonampak. Verticales, 210 p., 20 €

C’est en redresseuse de torts que Lætitia Bianchi met au jour la véritable histoire de la découverte de Bonampak. C’était en 1946. Jusqu’en 1997, date de la construction d’une route, la jungle du Chiapas protégeait encore quelque peu de l’insatiable convoitise touristique ce site à la fois modeste et splendide. Merveille picturale, le temple dont les fresques peintes vers 792 font vibrer des scènes du règne de Chaan Muan II « a disparu sous les regards », constate l’autrice avec une mélancolique et vivifiante ironie. Oh, bien sûr, les fresques ont été restaurées après avoir été maltraitées à des fins de copie et d’étude ; reproduites « censément à l’identique », on peut les admirer au prix d’une légère torsion du cou depuis le seuil barré par des cordons de trois salles du musée national d’Anthropologie de Mexico. 

Dans ces histoires de découvertes archéologiques, tout comme dans celle des conquêtes de territoires ou des découvertes de continent, chaque mot est traître. Combien sommes-nous encore à l’ignorer ou à le négliger ? S’avouant d’abord naïve, comme la plupart d’entre nous, Lætitia Bianchi interroge cette coupable innocence des visiteurs de ruines et de beautés naturelles, bat sa coulpe avec une ferme drôlerie et entreprend une enquête sur la découverte et la fabrique de Bonampak. Car rien n’arrive sans rien, ou, comme elle le dit : « Nul besoin de calculs pour comprendre qu’on ne bute pas par hasard sur une pyramide ». Atteinte de bonampakitis, cette maladie imaginaire qui frappe ceux qui s’attachent violemment à la suspecte histoire de la découverte de Bonampak, elle la soigne par l’écriture, guidée par la sûre intuition que « des pans entiers de l’histoire converg[e]nt dans ces quelques mètres carrés de jungle ».

Intitulée « Avant », la première et la plus longue des trois parties de Bonampak le prouve aisément. Il suffit de lever un lièvre – ou une pierre sculptée – et le fil de l’histoire se déroule dans le temps et dans l’espace : du XIXe au XXe siècle ; de la jungle du Chiapas aux États voisins du Tabasco et du Yucatán ; du Mexique au Guatemala et jusqu’en Colombie en passant par le Costa Rica. Tel celui d’Ariane, ce fil nous oriente, non sans quelques utiles détours d’un lieu à un autre ou d’instructifs sauts d’un siècle à l’autre, dans le dédale des explorations, exploitations et autres prédations qui ont fini par conduire vrais et moins vrais « découvreurs » jusqu’à cette ville maya du VIIIe siècle. Une constante : l’impérieuse volonté des néo-colonisateurs de pénétrer des territoires censément vierges, d’effacer les blancs des cartes et de les remplacer par de décoratives icônes signalant, par exemple, la présence d’un derrick flambant neuf. 

Comme dans toute agile composition dramatique ou romanesque, il fallait évoquer par contraste l’avant de l’avant, le temps où la forêt lacandone allait abriter la vivante ville qui ne s’appellerait pas encore Bonampak. Un seuil d’une espiègle fraîcheur lyrique nous immerge dans le paysage, sous une pluie de feuilles qui filtrent la lumière tels des vitraux de cathédrale en chutant d’arbres « plus hauts que les plus hauts des buildings ». Des onomatopées aux sonorités mayas miment le bruit des feuilles ; la date indiquée suit le calendrier maya : « 10 pax II eb (vers 790 après J.-C.) ». En une page, une seule, surgit le temps de la nature, précédant de peu la construction des temples, eux-mêmes situés dans une histoire maya de l’art et de la culture qui fait des cathédrales d’Europe des édifices tardifs. Et que dire des buildings d’Amérique ! Historienne de l’art et du livre, helléniste et traductrice, éditrice et écrivaine, Lætitia Bianchi écrit comme on peint et comme on joue de divers instruments. Franco-Mexicaine, elle sait aussi, et dans un même élan, respecter les temps et les histoires des cultures, soit, comme le dit le titre d’un de ses entretiens avec un historien : « Écrire l’histoire sans européocentrisme ».

Laetitia Bianchi, Bonampak
Bonampak © CC-BY-SA-4.0/Dbannasch/WikiCommons

Retraçant, avec un art consommé du persiflage, l’histoire de l’exploitation des terres centraméricaines, les fragments de cette première partie de Bonampak réinventent sur un mode contemporain l’esprit dénonciateur de la Très brève relation de la destruction des Indes (1552) du père Bartolomé de Las Casas. Car des méfaits destructeurs commis au nom de la chrétienté, de la civilisation ou du progrès, il n’a cessé de s’en produire depuis la Conquête, du Yucatán au Costa Rica et du Chiapas au Guatemala. Comptons-les depuis l’autodafé de Maní, ordonné en 1562 par l’évêque Diego de Landa, qui réduisit en cendres les plus précieux manuscrits mayas avant de collectionner des vestiges de la culture yucatèque.

Poursuivons par les successives percées de sentiers et de pistes dans la forêt tropicale : au XIXe siècle, c’était pour y exploiter sa majesté l’acajou, roi des arbres ; dans les années 1940, c’était pour y saigner le sapotillier, fournisseur de ce chicle qui fait d’élastiques chewing-gums ; c’était, dans les années 1920, pour y trouver ce pétrole dont le jet si puissant abat les arbres. Et lorsque la forêt était moins touffue, on en faisait une mer de rentables bananeraies, d’abord au Costa Rica vers 1877 puis au Guatemala, au Honduras, au Nicaragua, au Panamá, en Colombie et dans les îles : Jamaïque, Cuba, République dominicaine. On échangeait les terres à moindre coût contre des chemins de fer, les républiques se faisaient bananières, la United Fruit Company, prospère. Les hommes n’étaient pas mieux lotis que les arbres qu’ils abattaient, qu’ils saignaient, dont ils cueillaient les fruits : leur paiement en bons d’achat valables dans les comptoirs des compagnies faisait d’eux d’éternels endettés. Et les habitants premiers de la forêt, les Lacandons du Chiapas, n’échappaient pas même à ce gigantesque pillage. En 1938, en voici cinq embarqués dans une avionnette en échange d’un fusil. Direction : Ciudad de Guatemala, où ils seront exposés comme des bêtes à la Foire nationale du pays. 

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Lætitia Bianchi (également traductrice et éditrice aux éditions Mexico qu’elle a créées) enchevêtre avec une alacrité satirique hors pair les récits de ces moments historiques de prédation avec ceux des découvertes archéologiques. Parmi les personnages d’exploiteurs-explorateurs ou de simples coureurs des bois, surgissent les archéologues-amateurs, bientôt professionnels. Certains fragments inventent les pages des carnets disparus du Danois Frans Blom ou du jeune Américain Charles Frey. Fuyant Copenhague et un destin de banquier, Blom, d’abord chercheur de pétrole, écrira un rapport sur Palenque puis deviendra archéologue ; fils d’un mineur de l’Illinois, libertaire dans l’âme, Carlos Frey – rebaptisé Carlos Caribe par ses proches lacandons – sera le premier et véritable « découvreur » de ce qui deviendra Bonampak. Il y parviendra, non pas seul, comme il en a coutume, mais en étroite complicité avec John Bourne, le tout jeune héritier des fabricants des machines Singer. Le véritable héros de l’histoire, c’est lui, Carlos le transfuge, marié à une jeune Indienne, amant d’une autre, mort en 1949 dans des circonstances plus que suspectes. 

« La découverte », deuxième partie qui tient du roman d’aventure, fait alterner les récits de Carlos Frey et de John Bourne en un crescendo haletant. Rusés, les deux jeunes gens parviennent à se jouer de leur employeur, le producteur d’Hollywood Giles Greville Healey, lui-même financé par la United Fruit pour tourner un documentaire sur les Mayas. L’ivresse de la forêt les possède, la passion de l’archéologie les unit : ils font cavaliers seuls et séduisent les Lacandons au moyen d’un irrésistible cadeau : un gramophone qui fait entendre la voix de Caruso chantant La Donna e mobile. Non, ce n’est pas du réalisme magique ! Donnant-donnant, de l’art contre de l’art : leur hôte lacandon accepte de les conduire au lieu des merveilles, le futur Bonampak. Las, ils n’en trouveront pas le temple aux fresques, dissimulé par la végétation. À son retour dans la forêt, déconfit, Carlos Frey apprendra que Giles G. Healey a découvert de sublimes fresques à Bonampak. Healey – producteur, certes, mais aussi agent secret au service de la United Fruit – restera dans l’histoire comme le découvreur du site. Jusqu’à ces deniers temps et jusqu’à Bonampak, où en sus nous est donnée une version lacandone de la découverte : c’est keh, le cerf, qui a trouvé l’entrée des salles aux murs peints. 

La brève troisième partie, « Après », rend son dû à chacun et fait acte de justice. Elle achève de plaider pour la bonne volonté de Carlos Frey, confronte les différentes versions de sa mort, conclut à l’assassinat voire au meurtre commandité de ce contempteur de la United Fruit et moque avec une verve impitoyable les « fabricants » de Bonampak. On rit aux larmes en entendant l’épigraphiste Sylvanus Morley baptiser le site, ou ce bonimenteur d’Edward Bernays, inventeur des « relations publiques », présentant Healey à l’Explorers Club. Le comble de l’indécence – il serait temps qu’on le comprenne ! –, ce sont les récits héroïques des « découvertes » archéologiques cachant des fins de lucre. Et nous, enfants gâtés du monde, touristes, n’oublions pas que nous « sommes tous des Diego de Landa » qui adorons ce que nous avons brûlé. Lætitia Bianchi nous le rappelle à point nommé, avec esprit et en beauté.