Par ces temps où tout semble contredire l’adage d’Horace « Verba volant, scripta manent » (les paroles s’envolent, les écrits restent), vient détonner l’élégant ouvrage que publie François Burkard sur Antoine Joseph Garson (1803-1848), fabricant d’images à Paris. Il nous donne à voir avec un rare soin éditorial ses impressions sur bois. Et il faut bien reconnaître que, presque deux siècles après leur impression, ces compositions nous en mettent plein la vue par leurs inquiétants sujets et leur très belle facture, à côté de laquelle les couvertures de Police ou de Détective font pâle figure.
Garson, fabricant d’images a pour origine le volume que publia en 1969, aux éditions Horay, Jean-Pierre Seguin sur les canards au XIXe siècle. Jean-Pierre Seguin (1920-2014) fut, comme le souligna dans un bel hommage Michel Melot dans les Nouvelles de l’estampe, successivement l’un des artisans de l’invention de la Bibliothèque Publique d’Information lors de la création du Centre Pompidou en 1977, un exceptionnel directeur du département des Estampes et de la Photographie à la Bibliothèque nationale, et un chercheur insatiable. Il avait ouvert un chantier immense d’inventaire de ces feuilles volantes, « les canards », sur lesquelles ensuite l’historien Maurice Lever se pencha (Canards sanglants. Naissance du fait divers, Fayard, 1993), et qui, il y a peu, inspirèrent l’artiste Agnès Geoffray. Dans son album Canards du siècle passé, le conservateur esquissait la vie de l’un des principaux fabricants de ces images gravées sur bois que fut Garson. François Burkard, pour inaugurer la nouvelle maison d’édition Mexico, a poursuivi cette longue enquête. Il a reconstitué dans ses moindres détails la biographie d’Antoine Joseph Garson, mais il a aussi achevé l’inventaire de ses productions. C’est une biographie graphique d’un genre inédit qu’il nous propose : un récit de vie jalonné par les planches de Garson lui-même.
L’histoire du canard est rapidement expédiée en ouverture dans « une brève histoire », qui permet de situer notre homme dans l’histoire de la presse. Bien que les feuilles d’actualité occasionnelles existent dès les débuts de l’imprimerie en réalité, le premier XIXe siècle est la période de gloire du canard qui voit sa vraie reconnaissance dans le souci du pouvoir de le voir disparaître. Début décembre 1830, une première « loi sur les afficheurs et les crieurs publics », dite aussi « loi sur les canards », interdit la diffusion de nouvelles politiques dans la rue et impose un dépôt préalable d’un exemplaire justificatif. Si cette loi a peu d’effets concrets sur la quantité et la diffusion de cette presse irrégulière et subversive dans les années suivantes, l’attentat raté contre Louis-Philippe est le prétexte à un nouveau tour de vis avec la loi sur la presse du 9 septembre 1835 ; le canard ne peut se détourner de la politique et s’arrange donc avec le pouvoir ; selon Nerval, il est l’équivalent de la fiction, du mythe : « Les histoires de tous les peuples ont commencé par les canards. Le canard est la base des religions. Les anciens nous en ont légué de sublimes ; nous en transmettrons encore de fort beaux à nos neveux. » Mais le poète n’avait pas anticipé le développement de la presse à grand tirage qui va faire taire les petits crieurs. La vie de Garson fabricant d’images est précisément dans cet apogée entre 1824 et 1842. Aussi, en suivant son existence, on suit celle de ces feuilles volantes.
Burkard nous y invite très généreusement, car la première des qualités du biographe est de faire partager aux lecteurs sans retenue et non sans plaisir sa passion pour son personnage ; plus il avance dans la vie de celui-ci, plus il manifeste son intérêt, sans jamais nous refuser la reproduction d’une « une » ou d’un détail. Burkard aime les images et on le comprend bien. Il y a de quoi être fasciné par Garson, qui développa pendant vingt ans un art iconographique des plus singuliers. Peu nous importe sa naissance à Paris le 4 mars 1803. « D’accord, ce n’est pas bien original comme première phrase d’une biographie, mais il m’a fallu des mois pour pouvoir l’écrire », commente l’auteur, donnant le ton et le souci de ce récit : dans son texte magnifiquement typographié, il livre tout au long des chapitres de cette biographie les difficultés rencontrées dans son entreprise, ses impressions, ses joies, ses déceptions, associant ses lecteurs à sa folle entreprise.
Car celle-ci tient de l’obsession : Burkard traque les canards signés Garson. S’il identifie bien ses années de formation comme graveur chez l’imagier Tautin en 1824, il perd sa trace « pendant trois ans. Pas un canard entre l’été 1827 et l’été 1830 ». Mais la révolution de 1830 est le théâtre du retour de Garson. Le biographe retrouve son trait chez des marchands d’estampes dans différentes séries d’images à la gloire des combattants de Juillet, du bon roi Louis-Philippe et de Napoléon. Puis s’ouvre la période du 25 rue de la Huchette, de son indépendance et de son établissement comme fabricant d’images, puis éditeur ou graveur-éditeur. La période est courte, deux ans à peine (1832-1834) ; elle est aussi celle de temps troubles – une crise économique génère des émeutes de la faim et le soulèvement des canuts à Lyon en 1831, crise redoublée par la survenue du choléra…
Mais la période est pour Garson celle de la fixation de règles formelles et éditoriales : l’adoption d’un format in folio vertical (40 x 30 cm) et d’une maquette avec, de haut en bas, un gros titre en lettres majuscules, un sous-titre d’une à cinq lignes, une gravure occupant souvent plus de la moitié de la feuille et d’un texte disposé en deux à cinq colonnes. À l’été 1833, écrit Burkard, « Garson est au sommet de son activité. Il est âgé de trente ans, jamais il n’a travaillé, jamais plus il ne travaillera à un tel rythme ni avec une telle constance dans l’excellence ». Pourtant, pour le biographe, à partir de cette date, Garson lui échappe ou, tout au moins, il lui est bien difficile de le suivre : il ne fait que l’apercevoir. Garson a ses raisons de ne plus vouloir laisser de traces, il a pris parti pour l’opposition républicaine. Ce n’est plus qu’ « ici et là », selon le beau titre du chapitre 3 (1834-1842), que le fabricant d’images apparaît. Un jeu du chat et de la souris se met en place alors entre le pouvoir et Garson, avec des moments de trêve et de sursis, avant que véritablement ce jeu ne tourne à la répression, que « quelque chose se détraque ». Voilà notre personnage accusé d’activités de faux-monnayeur et un procès a lieu en avril 1843 : le graveur sur bois est condamné à huit ans de travaux forcés pour contrefaçon de billets de banque. Direction la Grande Roquette.
Le biographe retrouve cette fois non des images mais des archives pénitentiaires aux Archives de Paris : « On m’a remis deux forts volumes à la croûte couverte de moisissure brun-vert, duveteuse comme un vieux Saint-Nectaire. Chaque détenu y fait l’objet d’une fiche […], il était là couché en belle boucles manuscrites dans les espaces prévus à cet effet ». De Paris, Garson est transféré au bagne de Brest, et c’est là que son existence s’achève, le 1er mai 1848. On connaît les conditions de vie dans ces bagnes métropolitains. L’auteur ne peut qu’imaginer les circonstances de cette mort, il a été transféré à l’hôpital du bagne (est-ce pour maladie ou à la suite d’un accident ?) et a succombé face à la mer. Qu’importe : « En 1848, le 1er mai ne fut rien d’autre que la très ancienne fête du printemps ». Oui, qu’importe, en effet, de savoir de quoi Garson est mort puisqu’il est vivant aujourd’hui encore, même si nous ne sommes plus que quelques-un.e.s à aller acheter notre canard dans un kiosque de rue. Avec ce livre, son œuvre complète est enfin disponible.