L’archéologie est une science politique

Pour parler clair sur l’archéologie, il faut non seulement être un grand archéologue, comme l’est Jean-Paul Demoule, ancien président de l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives), mais encore posséder la force de frappe d’un polémiste. C’est son cas dans Aux origines, l’archéologie.


Jean-Paul Demoule, Aux origines, l’archéologie. La Découverte, 332 p., 19,90 €


Il ne suffit pas en effet d’accumuler, concernant le sujet, les moins discutables exégèses de cas (à propos de la localisation précise d’Alésia notamment, ou de l’analyse historique des rituels d’inhumation, qui en disent long sur les rapports sociaux et par conséquent la réalité de l’exercice du pouvoir depuis que les humains s’enterrent), il faut encore, comme le fait Jean-Paul Demoule, manier la langue avec assez de verve pour dénoncer les falsifications de l’Histoire en mettant en lumière les enseignements concrets des fouilles.

L’extrême plaisir de lecture qu’apporte ce livre tient donc en grande partie à sa puissance démonstrative, due tant au refus des lénifiantes précautions oratoires en usage dans les cercles académiques qu’à un sens de la charge drolatique, dont font les frais les discours fleuris des hommes politiques qui, afin d’affrioler leur public d’affidés, enchaînent allègrement approximations et mensonges à propos de nos ancêtres les Gaulois, de la France éternelle, de l’identité nationale et autres balivernes intéressées.

Jean-Paul Demoule est un savant combatif. J’adore certains des sous-titres de sa première partie, consacrée à « Archéologie et ‟identité” : les manipulations de l’histoire », par exemple celui-ci, joyeusement mis sous le patronage de Freud : « La religion comme névrose », un beau développement qui fustige « l’intolérance monothéiste » et sa prétention à fabriquer des Vérités uniques contradictoires (et mortifères) qui soutiennent les mythes d’unité religieuse, ethnique, territoriale, alors que l’archéologie prouve que ces unités n’ont jamais existé.

Aux origines, l’archéologie, de Jean-Paul Demoule

L’archéologie a donc un rôle essentiellement démystificateur. Elle sert à dynamiter les certitudes établies en démontrant – grâce aux reliques qu’elle met au jour, et à la condition, bien sûr, que celles-ci soient honnêtement interprétées selon une méthodologie se méfiant des moyens d’investigation trop sophistiqués et continuant de faire confiance à la pelle et à la brouette (pour faire du bon travail de fouille, l’œil est au bout, mais il y a d’abord la main) – que le métissage est à l’origine de la plupart des cultures, et particulièrement de la culture française.

Ainsi, et l’exemple est savoureux même s’il n’éclaire qu’une péripétie de l’histoire nationale, la lutte entre Armagnacs et Bourguignons n’a-t-elle pas opposé deux peuples distincts bien délimités, les « Français » autour de leur vaillant petit roi sauvé par « la Pucelle » et les envahisseurs anglais alliés aux collabos de Bourgogne : les deux partis disposent chacun d’une soldatesque mélangée de mercenaires « étrangers », les rivaux sont des « seigneurs de guerre », leurs dissensions politiques mettent en scène des dynasties apparentées que n’anime aucun sentiment national, dès sa mort Jeanne est oubliée pendant quatre siècles, jusqu’à ce que l’Église, sans pudeur rétrospective aucune, la brandisse comme un étendard lors de son affrontement avec la gauche laïque en 1905.

Iconoclaste, l’archéologie l’est suffisamment pour que le « cher et vieux pays », véritable patchwork de peuples, de cultures et de langues, peu désireux de connaître la vérité factuelle des événements qui l’ont fait, ait très longtemps négligé de préserver les monuments, le plus souvent modestes mais toujours révélateurs, que le remue-ménage incessant de guerres, d’invasions, de migrations a éparpillés sur son territoire. Il a donc fallu une véritable volonté de mise au point scientifique sans but autre que la résurrection d’un passé authentique pour que fût promulguée en 2001 une loi dite d’archéologie préventive (une des bonnes mesures du président Chirac) visant à permettre aux chercheurs d’intervenir avant des travaux, grands ou petits, susceptibles d’effacer définitivement toute trace d’occupation ancienne dans un pays qui s’était reconstruit après la Seconde Guerre sans la moindre attention à son patrimoine.

La troisième partie du livre, un peu plus austère mais toujours passionnante et passionnée, détaille, textes à l’appui, la bagarre permanente entre les archéologues de terrain et les propriétaires, État ou particuliers, soucieux avant tout de rentabilité foncière immédiate. Bagarre épuisante, de plus en plus difficile à mesure que notre société dite postmoderne a choisi de sacrifier au profit la science et la culture, biens immatériels qui ne pèsent pas dans la poche.

En parcourant un à un les épisodes de ce combat peut-être perdu d’avance, tant le néolibéralisme dispose de moyens, financiers au premier chef, pour s’opposer aux rêveries scientifiques coûteuses, on constatera que l’archéologie préventive pourrait sembler condamnée à terme, si l’éveil d’un réel intérêt du public pour les vieilles pierres n’était pas un phénomène aujourd’hui observable, et qui va croissant. Peut-être le pire n’est-il pas toujours sûr.

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