Une rose au milieu des ruines

Quand on suit Mosab Abu Toha sur les réseaux sociaux, on sait son acharnement quotidien à relayer l’actualité atroce de Gaza et à éveiller les consciences aux quatre coins du globe par ses publications, qu’il demande sans cesse de partager et d’amplifier. « Pour être poète, précise-t-il, il faut dire quelque chose qui ne peut être dit par personne d’autre ». Un sens du devoir poétique doublé d’une persévérance indissociable de l’identité palestinienne, qu’on voit à l’œuvre dans son premier recueil de poésie, Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, écrit en anglais et paru en 2022.

Mosab Abu Toha | Ce que vous trouverez caché dans mon oreille. Trad. de l’anglais par Ève de Dampierre-Noiray. Julliard, 192 p., 20 €

Né en 1992 dans le camp de réfugiés d’Al-Shati, à l’ouest de Gaza, et ayant vécu à Beit Lahia puis au camp de réfugiés de Jabalia, Abu Toha est connu pour avoir fondé la bibliothèque publique Edward Saïd en 2014. Invité à l’université d’Harvard et diplômé de l’université de Syracuse, il est détenu et battu par l’armée israélienne lors de sa tentative de sortie de la bande de Gaza en novembre 2023. Libéré, il effectue un passage par l’Égypte avant de s’installer avec sa famille aux États-Unis. 

Comme le note la traductrice Ève de Dampierre-Noiray dans sa note introductive, Ce que vous trouverez caché dans mon oreille se lit comme « la transcription sur le vif des derniers mois à Gaza » alors même qu’il a été publié près de deux ans avant l’attaque du 7 octobre 2023. C’est dire si la poésie d’Abu Toha a cette fascinante capacité de rapprocher les temporalités, de traduire le quotidien palestinien tout en anticipant la souffrance et les aspirations à venir. Ce qui frappe de prime abord dans cette poésie est la manière dont elle se saisit du réel, le traverse de part en part, digérant ses dimensions tragique et absurde, l’obligeant à se soumettre à l’écriture comme mode de traitement et de réorganisation de l’expérience palestinienne. Plus qu’une « poésie-reportage », comme la décrit la traductrice, il y a ici un impressionnant effort de recomposition poétique à partir d’un réel à la fois fragile, instable et morcelé. 

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Rarement la poésie palestinienne d’aujourd’hui est parvenue avec autant de puissance évocatrice à redonner vie aux espaces, à contenir l’horreur de la guerre, à éclairer les séquelles qui lacèrent les corps et les territoires.

Ce n’est certainement pas un hasard si le recueil s’ouvre sur un « répertoire aléatoire » de la Palestine, comme une tentative de prélever des fragments du vécu individuel et collectif, de constituer un dictionnaire de l’ancrage et de la séparation : « amis », « clés », « frontières », « F-16 », « jus de fraise », « Kafka », « oranges », « plage », « rêves », « Yaffa », « zéro », etc. Derrière « le double geste de l’énumération et du classement », il y a le refus de voir s’effacer la sensibilité d’un poète et la mémoire d’un peuple. Dans cet abécédaire de tant de vies tourmentées, les termes en arabe (« dar » pour maison ; « marhaba » pour bienvenue ; « al-Qods » pour Jérusalem) traduisent en filigrane la permanence du lien et de l’appartenance. 

Pour Abu Toha comme pour d’autres poètes palestiniens, la patrie est l’objet d’une quête incertaine. Plus qu’une interrogation, « Où est mon pays ? », titre de l’un des poèmes, est une invitation à sauver les paysages de l’intime et du collectif : une photo de famille, un tapis de prière, un café où regarder les matchs de foot…L’attention du poète aux objets du quotidien donne à sa poésie un aspect documentaire, la transformant en une mémoire vivante et irréductible. Mais, sans surprise, la quête angoissée de la Palestine se heurte à la violence qui dénature l’espace et sème la terreur : « Un pays qui n’existe que dans ma tête. Nulle place pour son drapeau si ce n’est sur les cercueils de mes compatriotes ». 

Mosab Abu Toha? Ce que vous trouverez dans mon oreille
« Otherwise Occupied », de Bashir Makhoul (2013)(Détail) © CC-NY-2.0/Jean-Pierre Dalbéra/Flickr

Plutôt que de fuir la mort, la poésie d’Abu Toha s’attarde sur la chute des missiles et l’explosion des bombes, restituant à la fois le moment de l’attaque et le chaos qui s’ensuit : « Une maison se transforme en un ragoût de béton et de sang ». Parfois, la poésie emprunte aux codes du récit historique ou journalistique. Ainsi, le long poème « Les Blessures », dans lequel Abu Toha raconte sa propre blessure à l’âge de seize ans lors de l’offensive israélienne de 2008-2009, se lit comme une chronique décousue où se superposent des bribes de vie et de mort : « Du pain tout frais cuit dans du sang tout chaud ». Comme le note la traductrice, « la vision poétique côtoie la matière du quotidien, parfois pour la transfigurer, parfois en la laissant exister telle quelle : brute, tranchante ». 

Rarement la poésie palestinienne d’aujourd’hui est parvenue avec autant de puissance évocatrice à redonner vie aux espaces, à contenir l’horreur de la guerre, à éclairer les séquelles qui lacèrent les corps et les territoires. Ici, le soleil a une corde autour du cou, les maisons ont des narines et les blessés gisent sur le sol « comme des allumettes brûlées ». Filant les personnifications, Abu Toha condense la réalité palestinienne dans des images criantes d’effroi et de vérité : « Le nœud se resserre autour du cou de la ville, les pillards la déshabillent, ils vendent ses vêtements et ses bijoux aux monstres marins ». 

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Dominée par le sentiment de l’absence et la perte irrémédiable de l’enfance, la poésie d’Abu Toha traduit l’angoisse de perdre la perception de la durée. Dans le poème « Le mur et l’horloge », le poète se mesure à une horloge qui ne vieillit pas, indifférente au passage du temps et des obus. Tout au long du recueil, la distance entre la vie et la mort n’en finit pas de se réduire, au point de s’effacer : 

Des gens meurent.

D’autres naissent.

Nous,

dans le ventre de nos mères

nous sommes hantés par la peur

de mourir

avant de vivre

Dans l’un des poèmes, le cordon ombilical tire le poète vers un labyrinthe, avant d’être coupé « au milieu de nulle part ». La naissance devient alors synonyme d’égarement et de rupture. Pour dire le quotidien des gazaouis, Abu Toha parle de « mort provisoire », un état en suspens où l’oxymore devient la norme, toujours sur le point de basculer dans le vide. Dans « Mosab », poème où il médite, avec beaucoup d’autodérision, sur la signification et la réception de son prénom dans le monde anglophone, l’auteur évoque son sentiment d’étrangeté, son exil de terre et de langue, sans cesse hanté par la mort. Ailleurs, il a cette phrase lourde de sens : « Nous étions à la fois morts et vivants dans le poème ».

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Chaque poème s’obstine à interroger la capacité du langage à tenir tête au désastre palestinien.

Un tel paradoxe est indissociable d’une forme de fracture existentielle, une troublante démultiplication née du sentiment palestinien de n’exister nulle part. Interpellant l’agent chargé de contrôler son visa, Abu Toha le nargue : « Lequel de moi comptez-vous interroger ? / Je suis plusieurs, il y en a que je ne connais même pas ». Comme chez d’autres poètes de la nouvelle génération, l’humour caustique permet de déconstruire les stéréotypes et les raccourcis dans lesquels on enferme l’identité palestinienne : « Mon grand-père était un terroriste / il s’occupait de son champ, / arrosait les roses de la cour, / fumait des cigarettes avec grand-mère ». Dans un autre poème marqué par l’enfer de la guerre, Abu Toha ironise sur le fait que Dante aurait oublié de mentionner les F-16 dans sa Divine Comédie.

À y voir de près, la poésie d’Abu Toha est en réalité traversée d’une angoisse sourde. D’un poème à l’autre, le bruit des drones se confond avec le claquement des dents, les ruines racontent des vies meurtries, la poussière n’en finit pas de s’étaler, les rues prennent les noms des martyrs, un arbre apparaît pour aussitôt disparaître et une poupée sans tête émerge d’entre les décombres. Chaque poème s’obstine à interroger la capacité du langage à tenir tête au désastre palestinien : 

Je ne trouve les mots nulle part

ni dans mon dictionnaire gazaoui

ni dans mon dictionnaire américain

Je ne trouve aucun mot

dans mon imagination

pour combler le vide.

La traductrice observe que « l’évidence de la langue se fissure, les conventions se défont, ne laissant qu’une interrogation : comment dire la vie à Gaza ? ». En guise de réponse, l’imaginaire du poète est souvent appelé à la rescousse, notamment pour évoquer la reconstruction de Gaza ou le rêve d’une maison sur la plage. Parfois, la poésie d’Abu Toha prend des accents surréalistes ou oniriques. Dans « Carnets », par exemple, le poète n’hésite pas à reconstruire ses visions, cherchant un chemin entre le fantôme de son jeune double et le motif obsédant d’un miroir brisé. Confronté à l’annihilation des corps et des noms, le poète investit le silence, creuse le lien entre la dignité et la mort : « Nous méritons une mort meilleure ».  

Mosab Abu Toha? Ce que vous trouverez dans mon oreille
Maisons en ruine (Bande de Gaza, avril 2009) © CC-BY-3.0/Marius Arnesen/WikiCommons

Ici ou là, quelques lignes suffisent à condenser le malheur palestinien : « À Gaza, respirer est une épreuve, / sourire : une opération de chirurgie esthétique / qui déforme nos visages ». C’est peut-être là que réside la force désarmante de cette poésie : puiser jusqu’au bout dans les juxtapositions sémantiques les plus improbables, enchaîner de manière troublante les déplacements sensoriels pour dire l’indicible et enfoncer le paradoxe dans la chair du poème : « Nous nous portons bien et nous allons mal / La vie continue à Gaza et rien ne le justifie ». 

Refusant la clôture de la description et du reportage, nombreux sont les poèmes qui échappent à l’emprise du présent pour tutoyer l’avenir : « Un jour, bientôt, cet immeuble pourra tenir debout seul / et nous serons les arbres qui le protègeront du vent féroce ». Ou encore : « Et quand nous mourrons, / nos os continueront de grandir, / ils rejoindront les racines des oliviers, / des orangers, se baigneront dans la douce mer de / Jaffa ». Fort de cet élan, le poète clame son droit d’étendre ses repères, de se reconstruire une patrie loin du vacarme : « mon site est partout / où poussent les roses, / partout où les nuages projettent leurs ombres sur des maisons sans toit, / où les bombes ne frappent pas, / où les enfants ne confondent pas leur fumée / avec un nuage ». Une simple image prélevée dans l’abîme semble résumer des années de résilience palestinienne : « Parfois, à Gaza, on voit quelqu’un planter une rose dans un obus qui n’a pas explosé. Il s’en sert de vase ».

Rejetant toute forme de nombrilisme poétique, la poésie d’Abu Toha est animée d’un profond désir d’ouverture et de dialogue, surtout dans les poèmes inspirés par d’autres voix poétiques, comme celles des activistes afro-américaines Audre Lorde et Wanda Coleman. On croise aussi l’universitaire palestino-américain Ibrahim Abu Lughod et son frère cherchant la maison de leur enfance, et on pense plusieurs fois à Refaat Al-Areer, ami du poète tué le 6 décembre 2023 et dont la postérité résonne désormais dans son célèbre poème « Si je dois mourir ». 

Fidèle au principe de transgression du réel, Abu Toha pousse l’espièglerie au point de réunir dans un même poème Edward Saïd, Noam Chomsky et Theodor W. Adorno à Gaza : le premier vit un énième bannissement, le deuxième « soigne les mots blessés », alors que le troisième « étudie la musique formée par / la chute des bombes et l’explosion du verre ». Dans un autre poème dédié à Saïd et nommé d’après son autobiographie Out of place, Abu Toha résume la condition palestinienne : « Je ne suis ni dedans ni dehors. / Je suis entre deux. / Je ne fais partie de rien. […] Je suis en apesanteur, / un grain de temps / à Gaza ». 

Les deux figures emblématiques du recueil sont certainement Mahmoud Darwich et Ghassan Kanafani. Dans un poème dédié au premier, Abu Toha dresse le portrait du grand poète palestinien comme un éternel revenant, détestant l’attente et toujours prêt à reprendre le chemin du poème. La vie et l’œuvre de Kanafani résonnent à travers des références plus ou moins explicites, comme l’horloge de son roman Ce qui vous reste dans « Le mur et l’horloge » et les trois Palestiniens des Hommes dans le soleil qui réapparaissent dans « Désert et exil », sans oublier l’assassinat de l’écrivain et de sa nièce Lamis en 1972 : « Les éclats d’obus ont tatoué / vos corps / dans le ghetto / des Morts ». Enfin, le dialogue se fait aussi entre le poète et lui-même, qu’il veuille interroger l’atmosphère pesante de sa poésie ou convoquer « le silence de l’absence » pour s’y réfugier. Dans « Retiens ton rêve », un poème où la mer, la nuit et la pluie entourent la « patrie mouvante », le poète jette les bases d’un manuel de résistance poétique : « Écris les mots sur / les nuages. / Ne t’inquiète pas, / Ils trouveront leur terre ».

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Abu Toha nous dit qu’il faut apprendre à écouter la Palestine dans ses plaintes et ses cris, ses clameurs et ses silences.

Mais la poésie d’Abu Toha reste préoccupée autant par le désir de dialogue que par la difficulté de faire entendre la voix de la justice et de l’égalité. Dans « Nous et eux », le poète s’acharne à dénoncer le déséquilibre des forces et la dissymétrie des expériences entre Palestiniens et Israéliens : « Les sirènes leur font mal aux oreilles, / les explosions nous rendent sourds ». Dans le titre du recueil, l’oreille symbolise à la fois le lien organique et l’impératif de la transmission. C’est l’oreille du poète qui reçoit le fracas de la guerre et ressuscite la voix de sa mère. 

En somme, Abu Toha nous dit qu’il faut apprendre à écouter la Palestine dans ses plaintes et ses cris, ses clameurs et ses silences. Cet exercice d’écoute est prolongé par l’invitation à méditer des photos en noir et blanc prises à Gaza et accompagnées de courtes notes poétiques où l’on passe des ruines aux fraises, des coquillages aux pierres et du bruit d’un drone à la coque d’un bateau.

Comme pour dire le lien indéfectible entre l’homme et le poète, le recueil se referme sur un long entretien entre Abu Toha et le poète et universitaire américain Ammiel Alcalay. Ici, le lecteur a un aperçu des expériences qui sous-tendent la poésie d’Abu Toha : l’enfance interdite, la découverte de la mort, la mémoire intime et intergénérationnelle, le rapport aux littératures anglaise et américaine, l’expérience de la paternité, les problèmes quotidiens à Gaza, l’immensité de l’Amérique et ce même refus d’abdiquer malgré la souffrance, l’incompréhension et une existence plus que jamais entre parenthèses : « C’est comme si nous vivions dans une tombe : nous ne sommes pas morts, nous vaquons à nos occupations quotidiennes, mais dans un caveau. Nous vivons en lieu et place d’un mort ». 

Il y a dans la poésie d’Abu Toha une magistrale leçon palestinienne de survie qui s’écrit avec la matière du vécu et le souffle des mots, une conscience poétique qui en appelle d’autres : « Nous ne pouvons pas laisser le monde croire que nous abandonnons ». Toute la fulgurance de cette poésie, profondément tragique mais résolument humaniste, née des affres de la douleur mais toujours lucide et lumineuse, éclate dans le dernier poème du recueil, au titre éloquent, « Une rose se relève » : 

Ne vous étonnez jamais 

de voir une rose se relever 

au milieu des ruines : 

c’est ainsi que nous avons survécu.


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.

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