Dans le paysage poétique palestinien, la voix singulière d’Olivia Elias ne passe pas inaperçue. Poète francophone, enfant de la Nakba, son œuvre, publiée seulement à partir de 2015, a déjà été reprise par de nombreuses revues et traduite en plusieurs langues. Chaos, Crossing, l’édition bilingue et augmentée de son dernier recueil traduit en anglais par Kareem James Abu-Zeid, offre un aperçu de ce mélange de colère et de tendresse qui constitue le socle de son univers poétique. Un exercice d’enracinement poétique qui transcende sa condition d’exilée palestinienne pour inventer une langue capable de dire, à l’échelle universelle, le devoir d’indignation et de solidarité.
Née à Haïfa en 1944, Olivia Elias et sa famille se réfugient en 1948 au Liban. Après des études d’économie et une carrière d’enseignante à Montréal, ville qu’elle découvre à l’âge de seize ans, elle s’installe en France à partir des années 1980. Son premier recueil, L’espoir pour seule protection, est publié par Alfabarre en 2015, suivi de Ton nom de Palestine (Al Manar, 2017) et de Chaos, traversée (La Feuille de thé, 2019).
Dans son introduction à Chaos, Crossing, le poète palestinien Najwan Darwish la présente comme « l’une des voix les plus inattendues à avoir surgi dans la poésie palestinienne lors de la dernière décennie ». Pour Darwish, l’arrivée relativement récente d’Elias dans le champ poétique palestinien correspond au point culminant d’un parcours personnel marqué par l’expérience d’un double exil, géographique et linguistique. La poésie d’Elias est « à la fois personnelle et collective, simple et complexe », mais « toujours étonnante ».
Comme chez d’autres poètes palestiniens, le questionnement prédomine dans le recueil. Mais ici plus qu’ailleurs, les interrogations disent avec force et douleur le besoin de partager l’angoisse fondatrice de l’être palestinien : « Savez-vous le bruit que fait un olivier qui s’écroule racines à l’air ? / et celui d’une balle frappant un homme en plein front ? » Ou encore : « comment résoudre l’équation d’advenir au pays des absents et des présents-absents pays qui joue à cache-cache avec l’existence ? » Chez Elias, la question n’appelle pas nécessairement de réponse ; elle est là pour marteler une réalité brûlante, pour forcer le lecteur à regarder le drame palestinien en face.
D’un poème à l’autre, Elias dresse les contours d’une Palestine précaire, prise dans « le cercle de l’enfer », luttant en permanence contre l’instabilité et la fragilité de son existence : « Dans ce pays les étoiles n’étaient pas stabilisées ». Certains poèmes parviennent à condenser la spoliation de la terre palestinienne dans des images criantes de réalisme, comme « l’étreinte mortelle des bulldozers jaunes » ou la « boursouflure de la peau de terre ». La réalité persistante de la colonisation dans les territoires palestiniens a pour conséquence une « extension du territoire du bannissement » : la Nakba, nous rappelle Elias, est toujours en cours.
Dans un poème écrit en 2018 et qui résonne fortement avec l’actualité douloureuse de Gaza, Elias rend hommage à « des centaines et centaines de / milliers d’ombres embastillées » et s’interroge de manière prémonitoire : « combien de temps ceux de Gaza devront-ils attendre que soit nommée la Dévastation / combien de temps devrons-nous tenir le journal du deuil et de l’affliction ». C’est à partir de ce sentiment d’impuissance que se tisse une temporalité palestinienne dominée par l’attente et l’absence de perspectives : « aux jeux de la Fortune / j’ai pourtant gagné / le temps infini de l’attente / du commencement / d’un commencement / de lendemain ». L’histoire personnelle de la poète, à commencer par sa naissance, est indissociable d’une violence spatiotemporelle inouïe : « Venue au monde dans un pays / pris par la peau du cou et jeté / au fonds du puits », ou encore : « Je suis née / en ce temps / éruptif / où mon pays / changeait de nom ». Enfant de la Nakba, Elias tente de reconstruire son origine à partir du traumatisme de l’expulsion et de la perte de la terre natale.
Dès lors, le poème devient le lieu d’évocation de la maison, de l’olivier ou du champ spolié avec le sentiment d’une profonde injustice qui remonte loin dans le temps, au point d’altérer le lieu sacré de l’enfance : « des contes de mon enfance seuls / les ogres se sont réincarnés / occupées ailleurs les fées / veillent sur d’autres berceaux ». Face à la réalité d’une « précarité agglomérée », la poète exilée est contrainte de porter sa maison sur le dos telle une « coquille d’escargot ».
Dans ce paysage marqué par le déracinement et l’instabilité, quelques poches de résistance font leur apparition dans le poème. Ici, « la conspiration des arbres / et des vieilles pierres », là « les Endurants / les Refusants / armés de pierres et de cerfs-volants ». Ailleurs, un enfant qui croit en l’existence d’un caillou plus qu’à la sienne propre et des grévistes de la faim qui font de « la dévoration du corps par soi-même » une « offrande ultime à la liberté ». Loin des slogans et des lieux communs, la résilience semble naître des entrailles du poème, la douceur est distillée « goutte à / goutte malgré les balles / suivant lignes de failles ». C’est le Poème lui-même, « criblé d’éclats d’obus », qui se charge d’extraire « les balles des tireurs d’élite / de son cœur ».
Par-delà la Palestine et ses tourments, la poésie d’Elias, comme le note le traducteur dans sa postface, « voyage avec aisance, et parfois dans un seul et même souffle, à travers le monde entier », donnant à lire « une chronique poétique du déracinement dans une époque marquée par l’inégalité, l’injustice et la rupture ». Qu’elle évoque la séparation douloureuse entre un vieillard et un enfant dans l’enfer de la guerre syrienne ou qu’elle rende hommage aux migrants, ces « explorateurs des temps modernes / rescapés des odyssées de l’enfer », la voix d’Elias est toujours portée par un juste mélange de réalisme et d’empathie.
Là encore, la poésie ne se limite pas à décrire ; elle interpelle, interroge, engage un dialogue avec les espaces et les expériences humaines. S’adressant à la mer Méditerranée, elle constate : « La promesse / de l’autre rive / contenue dans ton nom / s’éloigne tous les jours / davantage », puis se demande : « Comment pourrais-je oublier / tes fosses marines / devenues cimetières ? ». Au sujet de George Floyd, mort « écrasé comme vermine », elle s’interroge : « ta mort serait-elle sacrifice / exigé par les dieux pour convier / à la table du banquet les exclus / de la vie belle condamnés à / mourir une seconde fois ». En confrontant son écriture à la violence du monde, Elias souligne le lien indéfectible entre l’espace poétique et le vécu. Parfois, quelques mots suffisent à dire l’essentiel, comme pour la pandémie du Covid : « C’était un temps déraisonnable / On avait mis les morts à table ».
Pour dire l’enracinement du poème dans l’histoire personnelle et collective, l’écriture d’Elias fait souvent le choix de l’économie et de la variation rythmique. En se libérant des articles et de la ponctuation, elle inscrit le sentiment d’instabilité dans la chair du poème : « moi marche sur sol crevassé / qui tangue comme pont de navire ». Le resserrement des vers traduit souvent l’anxiété de la poète, comme quand elle cherche un moyen de dire son retour hypothétique en Palestine : « vocabulaire rétrécit rétrécit / par quoi remplacer mots / impossible prononcer », ou quand elle tente de restituer le fracas de la guerre : « razzias pillages oliviers tronçonnés / brûlés Plomb durci Tempête de / feu Piliers de colère / ici là-bas ». Laconique et dévastée, la poésie d’Elias incarne à la fois l’accumulation des images et l’allègement des structures, l’ouverture au sens et la résistance à toute forme de clôture.
Une lecture attentive de la poésie d’Elias révèle qu’elle s’inscrit dans un projet de réinvention du langage poétique, « une démarche scientifique » (le titre de l’un des poèmes) car il s’agit de « faire preuve de circonspection », de « frotter caillou contre caillou / du langage », d’inventer une autre « langue des signes » avec la matière des douleurs et des colères juxtaposées. À l’arrivée, cela donne des vers où une simple image, comme celle de la béquille, devient synonyme des milliers de vies brisées, des corps et des territoires altérés par l’occupation. En état de quête poétique permanente, Elias cherche obstinément des moyens de renforcer sa résistance. Dans le poème « Mantra », par exemple, elle se demande si elle doit « construire une digue / avec tout ce qui me / tombe sous la main / mots objets sentiments / à recycler ». Face à la dispersion et au déracinement, il s’agit d’« endiguer la dispersion » à travers l’énergie poétique, de « faire / œuvre d’archéologue » en ramassant les débris pour « reconstruire demeure ouverte / à la tendresse ».
Échappant par moments aux soubresauts du monde, il arrive que la poésie d’Elias devienne plus intime, presque confidentielle. Le poème devient alors un moyen de « flotter à la surface de soi », de méditer la mort et la rencontre avec « les créatures / du monde d’en bas », mais aussi de saluer la mémoire de la grand-mère, de renouer avec les rêves d’enfance ou de rêver d’une réincarnation salutaire. La démarche poétique d’Elias semble toujours animée par « ce désir encombrant de bien faire », par le besoin vital de rester « immune à la défaite & à la désolation » et de traverser les épreuves en cherchant, comme le note Abu-Zeid, « le point immobile au milieu du chaos ».
Empruntant des citations ou des références à Baudelaire, Rimbaud, Baldwin, Beckett, Aragon, mais aussi Lao Tseu, Hideo Furukawa, Tōge Sankichi et d’autres, Elias ouvre sa poésie au monde et prolonge ses racines poétiques loin de sa terre natale, elle qui se dit « scribe-citoyenne de la Palestine occupée et du monde ». En anglais, la traduction limpide et sensible de Kareem James Abu-Zeid prolonge cette ouverture géographique et poétique qui porte l’écriture d’Elias et façonne son originalité. Comme une autre manière de remettre, si besoin est, la Palestine et sa diaspora sur la carte du monde.