Le matin du 9 avril 1951, Edouard Saenget se présente devant le modeste appartement de la rue Championnnet qu’il connaissait bien. Quelques semaines plus tôt, il avait aidé son ami Sadegh Hedayat à s’y installer. Après avoir fait ouvrir la porte par un serrurier, il trouve le corps inerte de son ami étendu sur le sol de la cuisine, à côté de ses derniers manuscrits détruits. L’écrivain iranien laissait derrière lui une œuvre importante du XXe siècle, dont La chouette aveugle qui connait aujourd’hui une nouvelle traduction en français.
Pourquoi écrivons-nous ? Et pour qui écrivons-nous ? Voilà la question qui hante tout écrivain. Évidemment, il y a la réponse de Samuel Beckett : « Bon qu’à ça ». Et puis, il y a celle de Sadegh Hedayat qui écrit « pour son ombre », pour mieux connaître cette part intérieure de lui-même, cet autre de lui-même, cherchant à nourrir la dimension la plus obscure de son être. Ainsi, Hedayat transforme son écriture en nourriture pour « cette ombre courbée sur le mur qui semble avaler tout ce que j’écris avec l’appétit le plus insatiable ». Tel est l’argument qui ouvre La chouette aveugle et nous fait entrer dans l’abîme d’un trou noir, dans un lieu si dense et si impénétrable que même une chouette n’y voit plus rien. Elle est aveuglée par l’obscurité de « cette matière épaisse et fluide, qui s’infiltre en tous lieux et en toutes choses ».
Ce récit est d’abord publié à Bombay en 1937, sous forme d’un ronéotype tiré à cinquante exemplaires. Il fut traduit en français dès l’année suivante par Roger Lescot qui se passionnait pour les langues orientales et l’anthropologie. Mais il fallut attendre 1953 pour que cette traduction paraisse de manière posthume chez José Corti. D’emblée, la réception fut unanime. André Breton – qui avait l’art de dénicher les talents – notait que ce chef-d’œuvre « nous arrive comme un signe perdu dans la nuit ». D’autres critiques comparent ce texte au Procès de Kafka, ou rapprochent l’auteur de Nerval, de Poe et des romantiques allemands, tandis que Philippe Soupault n’hésite pas à rapprocher ce « chef-d’œuvre de la littérature d’hallucination » des Illuminations ou des Chants de Maldoror.
Le récit est divisé en deux parties. La première nous entraîne dans un monde de visions étranges qui semble avoir pour seule justification le fait d’écrire afin de se connaître avant de mourir. On est dans une espèce de rêve qui mêle le deuil au meurtre, l’hallucination de l’opiomanie à un récit fragmenté, superposant des temporalités différentes qui se télescopent à partir d’un détail ou d’un trait de personnage qui reviennent en ouvrant d’autres voies. Le narrateur découvre une femme dont le regard l’éblouit, le fascine. Elle lui apparaît comme un ange. Il cherche à la retrouver partout où il peut, dans ses dessins, dans un souvenir d’une vie passée ou dans une scène qui se déroule sous sa fenêtre. Retrouver les yeux de cette femme devient son obsession : « dans ses yeux, dans ses yeux noirs, je trouvai la nuit perpétuelle et l’obscurité agglomérée que je cherchais et je fus englouti dans leur terrible noirceur envoûtante… ». Cette femme devient le comble du désir et, lorsqu’elle se rend dans sa chambre au milieu de la nuit, il la tue avant d’enterrer les fragments de son corps. La beauté de son regard viendra le hanter alors qu’il découvre son visage sur un vase antique que lui donne un vieux fossoyeur au rire diabolique.
La seconde partie du récit nous mène dans la chambre d’où le narrateur ne sort plus désormais. Il est malade et s’apprête à y mourir. Cette chambre ressemble à celle où Grégoire Samsa se réveille un matin, après un mauvais rêve, sous la forme d’une vermine. Comme chez Kafka, Hedayat transforme cette chambre en un lieu de refuge, où le narrateur se protège du monde extérieur qu’il nomme « le monde des crapules ». Quant à son monde intérieur, il est composé de sa nourrice et de sa « catin de femme ». Il est aux petits soins avec la première, tandis que la seconde le fait souffrir. Elle le trompe avec les plus hideux spécimens du monde des crapules. On découvre par un étrange jeu de gémellité le mystère familial qui le relie à sa femme et comment chacun des personnages tourmente le narrateur. Ils l’ont réduit au supplice en attisant sa culpabilité.
À présent, le narrateur ne veut plus qu’une chose : disparaître. Le mariage avec sa cousine libertine ? Elle le torture en le trompant avec de nombreux amants et refuse de se donner à lui. À ses yeux, son amour allait de pair avec la saleté et la mort, car il veut s’unir à elle puis mourir pour une nuit qui serait la suprême conclusion de son existence. La souffrance et la culpabilité le font fuir, jusqu’au moment où il transforme son désir. Au milieu de la nuit, il se fait passer pour un des amants de sa femme et s’introduit nu dans sa couche. Il a emporté une lame avec lui, et la pénètre, n’éprouvant que de la répulsion pour elle ; « l’amour et la haine me semblaient aller de pair l’une avec l’autre ». En cet instant de double meurtre, tout semble suspendu. Le désir a laissé place à la haine et aux larmes avant que ne s’opère une dernière métamorphose. De retour dans sa chambre, couvert de sang, le narrateur se regarde dans le miroir pour découvrir qu’il a pris les apparences du vieillard qui lui offrit le vase.
Dans La chouette aveugle, les souvenirs croisent le rêve pour former des strates d’images, des échos de gestes et de paroles, de rires et de chants. Au cœur de ce montage très précis, s’opère un subtil jeu de miroir. Ces reflets tentent de déchiffrer l’énigme de l’acte meurtrier tout en recroisant le récit visionnaire avec l’hallucination opiacée. S’ouvre ainsi un temps hiératique de l’ange qui gît au cœur du récit visionnaire de la mystique persane et de ses sources mazdéennes. Si une partie de la rédaction et la publication de La chouette aveugle sont liées à l’Inde, ce fut durant son séjour indien que Hedayat découvrit le pahlavi et s’initia aux sources du zoroastrisme. Remontant ainsi aux sources de l’ancienne Perse, Hedayat construit un récit hallucinant où les temps immémoriaux viennent se croiser et se condenser dans un présent indéfinissable, où le passé du narrateur et la souffrance de ses aïeux viennent se superposer et se confondre avec lui au point de se demander s’il n’est pas une incarnation de son passé.
L’ambition de Hedayat était de rompre avec la tradition littéraire qui s’est imposée en Iran depuis la fin du XIXe siècle. Celle-ci était soumise à un régime de censure et d’obscurantisme, condamnant tout ce qui n’était pas en ligne avec les valeurs du régime. Hedayat s’opposait à un tel rigorisme. Il voulait introduire la modernité littéraire découverte à Paris. C’est ainsi qu’il propose en revue des traductions persanes de Sartre ou de Kafka (qu’il découvre à partir des traductions d’Alexandre Vialatte lors de son premier voyage à Paris à la fin des années 1930), introduisant le récit moderne dans le monde littéraire iranien. Outre ses traductions de La métamorphose ou Devant la loi, Hedayat rédige un texte intitulé « Messages de Kafka » qui dresse une courte biographie très sombre de l’écrivain tchèque, qui parfois glisse vers l’autobiographie et donc une identification profonde qui pourrait s’étendre à la métaphore animale de la chouette et du cafard.
La nouvelle édition de La chouette aveugle ne nous livre pas simplement une nouvelle traduction d’une des œuvres les plus importantes de Sadegh Hedayat. Sébastien Jallaud restitue la voix de son auteur, sa respiration, sa ponctuation. Son projet retrace l’aventure éditoriale complexe de ce livre, dont le centre mouvant se déplace entre Paris, Bombay et Téhéran. Cette nouvelle traduction livre un dossier biographique, génétique, bibliographique, une critique de la réception de ce livre, ainsi qu’une première édition critique de Buf-e kur en persan. Si la question de sa rédaction reste ouverte, le contexte recentre l’importance de la période parisienne, ainsi que l’influence de la période indienne. De plus, on y découvre « Lunatique » et « Sampigné », deux textes contemporains de La chouette aveugle que Hedayat voulait joindre en appendice à la traduction française de Roger Lescot. Ces textes comportent des échos de La chouette aveugle, en reprenant certains motifs, comme la tache de sang qui traverse le roman de part en part et donne son titre au récit : « Trois gouttes de sang ». Si ces taches suivent le narrateur qui refuse de les essuyer sur ses vêtements, elles deviennent l’indice du meurtre ou de la souffrance infligée aux êtres vivants. Elles portent la marque des grands meurtriers tandis que l’énigme de ce texte explore l’équivalence entre la cruauté et le rire, et leur interchangeabilité comme la mort de l’ange et de la catin.
Au cœur de cette nuit sombre, bercée de cauchemars de haine et de songes de luxure, ce voyage au bout de l’hallucination doit aboutir à la mort, car, comme le rappelle Roger Gilbert-Lecomte, même en plein jour, il fait toujours nuit lorsque Monsieur Morphé apparaît. En suivant ces ombres errantes, le fumeur d’opium est hanté par le maléfice d’une obsession qui dévore sa réalité, ses gestes, son visage et ultimement son identité. Comme d’autres récits de Hedayat, l’ombre et l’obscurité forment une fuite loin du soleil, où domine l’atmosphère lourde et pesante d’un onirisme noir. Mais ici, la séparation entre la fiction et la réalité ne suffit plus. Comme la chouette spiralée dessinée par l’auteur, nous entrons dans un rêve profond avec pour seule certitude que l’on ne s’en réveillera pas. Voyage au bout de la mort qui ne ment pas, comme le dit Hedayat, car elle est nécessaire à la vie comme l’ombre à la lumière.