L’éditeur cinéaste

Les éditions P.O.L ont eu l’excellente idée d’éditer les deux films de Paul Otchakovsky-Laurens, leur fondateur, disparu le 2 janvier 2018. Sablé-sur-Sarthe, Sarthe (2007) raconte les années d’enfance de P.O.-L., avec, à la clé, un « silence de famille ». Éditeur (2017) revient sur le parcours de P.O.-L., depuis ses débuts chez Christian Bourgois jusqu’à la maison que l’on sait. Deux films d’une rare intensité.


Paul Otchakovsky-Laurens, Sablé-sur-Sarthe, Sarthe suivi de Éditeur. 2 DVD. La Huit édition/P.O.L, 20 €


Par où commencer ? Le commencement. Une ville moyenne, grise, banale, qui donne son titre au film : Sablé-sur-Sarthe dans la Sarthe. C’est la ville d’ « adoption » de Paul Otchakovsky-Laurens, cet éditeur qui avait choisi le cinéma plutôt que la littérature pour donner forme et contours à une enfance longtemps tue.

On entre dans Sablé-sur-Sarthe, la ville et le film, comme dans une gravure, par une voie ferrée sur un viaduc, la nationale, les routes secondaires, mais surtout par le silence, un silence qui en dit long, un silence pesant, qui s’adresse à quelques images fixes arrimées à une mémoire que l’on dirait elle-même figée, avant que les mots ne viennent les développer. La voix off irrigue désormais le film. Lentement, sûrement, douloureusement.

Sablé-sur-Sarthe ressemble parfois à un film sur Sablé-sur-Sarthe, avec le refrain des anciens qui se souviennent d’avant (« c’était mieux »), l’antienne des jeunes qui parlent de maintenant (« c’est pourri ici », « y a rien à faire »), parfois à un non-film sur une non-ville (« c’est pas mieux ailleurs »). On hésite entre le passé et le présent, le quelque part et le nulle part, le pittoresque et le pathétique. On hésite, et puis le film repart, lentement toujours, P.O.-L. raconte comment il est arrivé à Sablé, déplacé, séparé d’un frère et d’une mère tuberculeuse, qu’il reverra plus tard sans plaisir aucun ; il y a encore les lieux qu’il a fréquentés, l’école, les deux cinémas, la tante qui l’a adopté et la famille qu’il a adoptée, faute de mieux, dira-t-on.

Sablé-sur-Sarthe ne ressemble en fait à rien d’autre qu’à un film qui ne dirait pas son nom, un film pour ne pas dire ce qui s’est passé un jour en moins, un jour de trop : un homme abuse d’un enfant, treize ans et demi, le transforme en « petite pute », « petite vierge ». La caméra s’engage dans l’impasse, approche de l’indésirable maison, esquisse un mouvement, ralentit, recule, repart, insensiblement : beauté froide du geste documentaire.

C’est une poupée qui joue le rôle de P.O.-L. enfant, chemise à carreaux, yeux bleus ou approchant, larme coulée dans le regard, visage triste mais parlant. Infiniment parlant. C’est une façon pour P.O.-L. d’accéder à son histoire sans prononcer un mot, faire parler le silence. On ne suit pas la poupée, c’est elle qui nous suit, nous accompagne, se plante là, dans les interstices du film, les moments blancs, gris, neutres, les moments étranges aussi, indéfinissables comme lorsque P.O.-L. apprend qu’il est juif. Est-ce une coïncidence ? C’est à peu près à l’époque des faits non révélés que cette révélation-ci a lieu, et les questions résonnent dès lors différemment, semblablement : qu’est-ce qu’on m’a fait ? qu’est-ce que ça me fait d’être juif ? dois-je le dire ? le taire ?

On ne sort pas (indemne) de Sablé-sur-Sarthe, le film, la ville. On n’en peut sortir d’ailleurs, comme P.O.-L.  n’est jamais sorti de son enfance ; il l’a quittée pour ne pas s’en souvenir, il y revient pour ne plus s’en souvenir. C’est tout et ce « c’est tout » en dit plus que tout. Rarement. Intensément.

Sablé-sur-Sarthe, Sarthe, et Éditeur, de Paul Otchakovsky-Laurens

Paul Otchakovsky-Laurens © P.O.L. / Norte Distribution

Ou alors ? Recommencer par le recommencement, la vie. C’est le deuxième film, Éditeur, qui continue d’une certaine manière le premier, ou l’achève, c’est selon. Dix ans ont passé depuis Sablé-sur-Sarthe. Une éternité.

Pourtant. On entre dans Éditeur comme dans une chambre d’enfant, en désordre, des manuscrits partout par terre. La poupée est toujours là, elle a grandi et elle n’a pas grandi. Ça hésite, ça balbutie : il y a l’idée d’un autre film sur la mort, vite abandonné, tant mieux. Et puis il y a le titre d’un livre de Jean Cayrol, comme un bandeau qui signe l’aventure à venir : Je vivrai l’amour des autres.

Éditeur est l’histoire de P.O.L l’éditeur, trois lettres qui signifient l’homme : énigmatique, singulier, pluriel. Un passage chez Christian Bourgois d’abord, puis c’est la collection « Textes » chez Flammarion, puis trois lettres qu’il colle à Hachette, et enfin sa propre maison, celle-là désirée, au fond d’une cour pavée de bonnes intentions. On y entend l’écho des premiers livres découverts à l’école, les premiers écrivains qui lui écrivent, les premières lectures, les relectures…

Qu’est-ce qu’un éditeur ? Sans doute quelqu’un qui ressemble à un autre éditeur, qui ne sait pas dire non mais dit non, réfléchit, attend, lève la tête, dit enfin oui et plus encore :  « un écrivain raté, et jaloux en plus ? un philanthrope ? un vicieux ? un pervers ? un idiot ? un enfant qui n’a pas grandi ? » Les mots sont de P.O.L, on s’en serait douté. Comme la suite, qui lui appartient si bien, lorsqu’il énumère le « genre » de livres qu’il a édités : « des romans, des monologues, des élégies, des essais, des nouvelles, des biographies, des épopées, des aveux, des divertissements, des apologues, des autofictions, des drames et des tragédies, des uchronies, des récits, des comédies, des autobiographies, des satires, des odes, des témoignages, des aphorismes, des confessions, des fables, des enquêtes, des contes, des poèmes ». On a l’impression que le dernier mot est primordial, principiel, qu’il contient toutes les manières précédentes comme il justifie tous les moyens à venir.

Est-ce un hasard si P.O.L l’éditeur a des airs de famille recomposée ? Il faudrait même écrire famille au pluriel. Un éditeur avec tous ses tics, ses –iques, ses hics : moderne-éclectique (Emmanuel Carrère avec Suzanne Doppelt), pantagruélique (Lucot), arcadique (Bayamack-Tam),  unique (Perec), homérique (Olivier Cadiot) qui vire parfois au… problématique : le procès de et avec Mathieu Lindon, qu’il gagnera d’avoir perdu, les ennuis financiers (deux hilarants moments du film), les mauvais écrivains, qu’il regrette d’avoir suivis (il n’en sera rien dit ici)… Heureusement, il ne reste que les bons, ceux que l’on aperçoit au bout de la caméra, devine en filigrane, caresse du doigt sur des couvertures de livres un brin défraîchies : ainsi de Jean Reverzy, l’écrivain-médecin qui revit en une longue et émouvante séquence lyonnaise, entre la Place des angoisses (Bellecour) et le petit square dans le 3e arrondissement qui porte aujourd’hui son nom. P.O.L édita ses œuvres complètes à la fin des années 1970, alors que le nom de Reverzy ne disait plus grand-chose à grand monde.

Pourquoi avoir choisi le cinéma pour parler de son métier ? Sans doute pour condenser tout ce que les livres édités par P.O.L condensent : « des paroles, des voix, des histoires, des secrets, des mensonges ». Les siens, ceux des autres, peu importe. Pour dire aussi que la vie d’un éditeur ne tient qu’à un fil, une relation frêle, étrange, secrète, un quelque chose d’indicible qui le relie à un écrivain, à tous les écrivains qu’il publie, « sous son nom ». Au vrai, pour ne pas tout à fait le dire : juste le laisser entendre.

Le reste ? C’est comme la littérature lorsqu’elle fait son cinéma : car, à la fin, tout le monde a l’air à sa place et déplacé dans ce film, depuis les écrivains publiés par P.O.L, qui jouent leur rôle et celui d’un autre, jusqu’à l’éditeur qui porte pourtant le même nom, et que l’on aurait bien envie d’appeler, pour une fois, l’auteur. Du délit ? Oui. Celui d’exister, de douter, d’éditer. Comme intensément P.O.L le fit. Comme rarement cela fut fait.

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