Un théâtre d’atomes

Vak spectra : qui se cache, que se cache derrière cet étrange titre ? une anagramme ? le monstre d’un récit de fantasy ? Non, un objet réel, historiquement daté et beau, ce que les Néerlandais appellent une boîte à fantômes, ou une boîte (vak) à spectres. Vous y êtes, ou presque, mais jamais tout à fait, car la petite mécanique de Suzanne Doppelt déraille très précisément et oscille depuis toujours entre la photographie et la prose poétique, la matière et les mots.


Suzanne Doppelt, Vak spectra. P.O.L, 80 p., 13 €


Vak spectra commence là où vous êtes déjà. Chez Suzanne Doppelt, l’évasion au sens usuel n’est pas de mise, ses textes en prose vous transportent in medias res, sans préambule, ni marge, ni majuscule, ni forme apparente. Ce sont des successions de petits blocs, de longs paragraphes d’une, deux, trois pages, « sans titre » aucun. Pourquoi, et pourquoi commencer là plutôt qu’ailleurs ? Parce que « pour faire entrer le jour et tout ce qui se trouve autour il faut un petit trou, l’horizon se renverse mais si exact… ». Liberté vous est donnée, sourde injonction, d’ouvrir son livret où vous le souhaitez, pour découvrir à chaque page un subtil exercice de composition libre, de jeux de langue et de perspectives qui reflètent l’infinité des possibilités de ce trou que vous pouvez creuser où il vous sied de voir, « et si la maison en manque n’importe quel trou fera l’affaire ». Autour de nous, trois cent soixante degrés, « réserve écrasante de possibilités, » écrivait-elle dans Amusements de mécanique, il faut bien choisir.

Mais choisir très exactement. Suzanne Doppelt aime l’absurde mais peu le flou, la gratuité mais peu le vague. Ses carrés blancs à elle sont deux fois remplis : elle photographie des formes sciemment indistinctes ou géométriques et ne menant nulle part, des objets isolés, des insectes, des espèces, des mollusques, des contours reconnaissables ou dissimulés, et elle accompagne ce travail visuel de ces exercices en prose drolatiques que son fidèle éditeur, P.O.L, publie depuis 1994. Ses camées de texte plans, sans relief, pourtant très construits, se mettent en mouvement et prennent sens appuyés sur l’image, sur les rares références qu’elle laisse tomber – « monsieur S. van Hoogstratent », peintre de vues intérieures et auteur de boîtes optiques dans les Pays-Bas du XVIIe siècle –, sur un vocabulaire de l’esthétique qu’elle dissémine au fil des lignes, sur l’apparition de fantômes d’être. L’artiste visuelle et verbale révèle une fascination pour la géométrie, la symétrie et l’asymétrie, les points de fuite, les damiers, les trompe-l’œil, les motifs récurrents, autant de figures qu’elle reproduit dans ses assemblages à elle, et ailleurs, qu’elle repère et isole dans la peinture, dont Van Hoogstratent serait le point de fuite, maître du cadrage, des natures mortes, des artifices à trois dimensions. Mais il y a dans l’exquise géométrie de ce maître hollandais un ordre, un calme, une éternité que les facéties langagières de Suzanne Doppelt et son œil averti, très légèrement angoissé sous le glacis souriant, ne reproduisent pas.

Suzanne Doppelt dessine un univers miniaturiste à demi mort, ou demi vivant, c’est égal. Des bouts de monde où revient le chien à « la conscience en demi-teinte », unique sujet d’un « théâtre domestique d’où chacun s’est absenté » : souvenez-vous de ces animaux que les plus grands peintres glissent subrepticement dans le coin d’un tableau, près de leur signature, ou en bas, en dessous, loin des ciels divins. Des espaces finis, traversés et délimités par la mouche « fixée à la vitre ou dans la pénombre du couloir […] hébétée et sans but, elle finit toujours par rencontrer un rat sans vie ou une toile arrangée avec grand art ». Rappelons que Suzanne Doppelt a osé se faire la coauteure avec Daniel Loayza, helléniste, d’une anthologie littéraire de la mouche, ouvrage que nous recommandons pour son érudition, sa rareté, sa dérision et la malice avec laquelle s’y esquisse une histoire absolument mondiale et transhistorique de cet insecte dont la durée de vie moyenne est d’une vingtaine de jours ; car « il ne faut rien sous-estimer, même la mouche a une rate et une intuition supérieure, elle évite des casseroles en ébullition », prévient-elle dans Vak Spectra. Le bestiaire de Suzanne Doppelt est éparpillé dans l’ensemble de ses proses brèves, parent des amibes et des objets muets qu’elle photographie dans ses compositions soignées, maniaques et bizarres. Curieux bestiaire, drôle, qui, lorsqu’on lit sous la description et entre les lignes, inclut jusqu’aux choses, aux hommes, « au lieu d’un balai un chien, au lieu d’une chaise un homme, au lieu d’une liseuse une dormeuse, on s’y perd dans ce circuit avec coudes et recoins ». La familiarité de tous les composants disposés « avec grand art » est relevée pour être cassée et troublée.

Suzanne Doppelt, Vak spectra, POL

Suzanne Doppelt

Chez Suzanne Doppelt, comme dans les limbes, les êtres, petits, grands, humains, organiques, semblent ne servir à rien, apparaissent comme un détail vain, une trace de vie, un trait, une chose comique, éphémère. Vous êtes dans une boîte. Il n’y a pas de sublime, une présence humaine frêle, un cogito titubant, juste un œil, parfois deux « œils », à peine une voix, lazy suzie, comme elle se surnomme dans un autre recueil.

Les textes de Suzanne Doppelt sont de faux commentaires, des esquisses de descriptions, des fragments du monde arbitrairement encadrés, morceaux choisis qui brisent les perspectives qu’elle affectionne par les jeux de mots, les glissades, les chausse-trappe et les fissures de la langue : « De quoi faire une belle chambre aussi sans porte ni fenêtre […] y dormir la tête contre les étoiles et avoir l’oreiller pour infini, ou dans l’arbre de bordure des journées entières en vue de manger et boire quand il est à beurre et à pain, penser et rêver sous ses ramures quand il est à palabres ». Ces résonances et ces minuscules fractures de la phrase ouvrent la boîte, font entrer l’air, les couleurs, le dehors, le vivant, la liberté, le « verre mousse, riche en fougère ou duplex », « des semis de fleur, bleu azur, lie-de-vin et blanc cassé, les ronces et les feuilles mortes, les enroulements libres ». La prose avance par associations, embryons de digressions, concrétions libres mais contenues, irruption subreptice des éléments. La syntaxe est minimale, souple, coulante, sans nœuds, sans chevilles ouvrières ni articulations apparentes, elle enroule du donné. La lecture en est légère, divagante, çà et là plus lyrique que ne le voudrait une artiste sans je, moins neutre que ne le laisserait penser l’absence de destinataire. La voyeuse regarde, face à elle ou à ses pieds, les tapis d’herbe, les nœuds et les lignes qui serpentent, elle observe « vers le bas », expression qui sert de tête de chapitre à l’un de ses complices en esthétique, Pierre Alferi. Que voilà, dans Brefs, discours : « L’écrit, c’est de prime abord une chose. Et une chose inerte, fixée, non consciente, plane. On ne peut démêler son attrait physique de celui qu’exerce tout ce qui est plus bas que “soi”, plus bas que l’œil, la parole, la conscience. »

Rectifions de quelques millimètres : chez Suzanne Doppelt, la conscience veille, somnambule et les yeux grands ouverts, la parole joue, les mots s’emboîtent et rebondissent, comme les portes tournantes ou « celle à tambour, une vraie révolution ». Ses petits théâtres d’ombre laissent passer un enchantement du monde doux et dérisoire, un regard qui consent à s’élever pour offrir un éloge de la poussière : « même quand tout est calme elle paraît douée d’un mouvement continu, en l’air elle bouge dans plusieurs sens, elle danse en silence au-dessus au-dessous, c’est un nuage de particules très fines et très subtiles, de minuscules débris insoumis, comme l’eau elle va partout et occupe le moindre vide, le monde est fait de poussière et de sucre ».

Vak spectra est une boîte à ancêtres qui enferme un peu de notre histoire de l’art, un regard plus construit, moins gratuit qu’il ne semble. C’est une capture d’atomes, une encyclopédie à échelle réduite, légèrement foldingue, dérangée, déclassée, on y voit passer des corps infimes, liés par une « âme nouée et machinée », une représentation du monde qui décontenance et plaisante, on se laisse bercer en riant, faussement naïfs.

À la Une du n° 34