La Disparition

Paul Otchakovsky-Laurens avait bâti une maison sur son goût à lui seul, sur son regard, avec ce que cela induit de prise de risque et de témérité, de sûreté et de fragilité.

La brutalité de la disparition de Paul Otchakovsky-Laurens met en évidence sa plus grande qualité d’homme et d’éditeur : la cohérence, le sens qui se dégage de toute évidence de la maison qu’il a bâtie. La constance, l’engagement esthétique (donc, aussi politique), l’amitié, la persévérance dans le temps. Les éditeurs sont rares à allier autant de qualités à contre-courant des exigences de reconnaissance éphémère, chiffrable et rentable tout de suite, dans l’instant. On hésite à utiliser le mot « dernier », car il est presque trop facile de dire qu’il est le dernier à avoir bâti une maison et un catalogue sur son goût à lui seul, sur son regard éminemment personnel, avec tout ce que cela induit de prise de risque et de témérité, de sûreté et de fragilité potentielle.

Jusqu’au jour où ces partis pris rencontrent un public plus large, où l’équilibre rêvé entre la littérature qui expérimente et celle qui fluidifie se fait, toujours précaire. Quelle que soit la reconnaissance dont jouit un véritable éditeur, elle va de pair avec l’inquiétude qui naît du pari économique. L’exercice est subtil, Paul Otchakovsky-Laurens l’a magnifiquement réussi, et les nombreux prix que ses écrivains ont reçus en sont la preuve. Une vérité qui s’est imposée le 3 janvier 2018, le jour où nous avons appris sa mort dans un accident de voiture, absurde, et un lieu qui lui ressemble peu, en Guadeloupe.

Paul Otchakovsky-Laurens

Paul Otchakovsky-Laurens © Jean-Luc Bertini

Nous nous connaissions un peu seulement, mais depuis longtemps. C’était au début des années 1990, je faisais mes premiers pas dans l’édition, Paul Otchakovsky-Laurens avait créé sa maison depuis dix ans, en 1983, encouragé par Georges Perec, qui a dessiné les sept petits ronds reconnaissables entre tous (référence au jeu de go) de sa couverture blanc cassé, sobre. Qui a surtout donné un peu de son âme malicieuse, joueuse, et puissamment sensible à son ami éditeur. Car l’origine de P.O.L, ce sont d’aussi grands écrivains que Georges Perec et Marguerite Duras, dont il a édité La Douleur, un homme et une femme qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale, le premier, un enfant dont les parents sont venus des confins juifs de l’Europe de l’Est, un gamin qui a nourri le sol et la modernité littéraire de la seconde moitié du XXe siècle français. La présence lointaine de l’autre bord de l’Europe est frappante, et il y avait un peu de cette poussière d’or chez Paul Otchakovsky-Laurens, qui n’en parlait pas. Il était profondément lié à des personnalités nées de ce côté-là de notre continent, cinéastes, écrivains ou amis éditeurs : Robert Bober, Emmanuel Carrère, Olivier Rubinstein. Lui-même était né en 1944, d’un père peintre, Zelman Otchakovsky, d’une famille juive de Bessarabie, dans la Moldavie actuelle, et d’une mère qui l’a confié à une cousine du nom de Laurens ; il a grandi à Sablé-sur-Sarthe.

Pendant deux ans, nous nous sommes croisés presque tous les jours dans la cour du 33, rue Saint-André-des-Arts, à Paris, je travaillais dans un bureau en face, de l’autre côté d’une ancienne cour pavée. Il y avait quelque chose de joyeusement grave chez lui, une immense réserve, sans doute de la timidité, une démarche légère, le dos un peu courbé mais souriant, ferme, sachant très bien où il allait, quels écrivains il soutenait, aimait, encourageait. Ils traversaient la cour silencieuse, discrète. Certains sont des amis proches, Suzanne Doppelt, dont le travail, entre photographie et prose poétique, est intimement lié à la confiance et l’estime de P.O.L. Beaucoup sont des écrivains que je lis depuis trente ans, pas toujours au moment même où ils sont publiés, plutôt après, à la faveur d’une occasion précise, d’une rencontre, d’une envie de découvrir de première main. Se libérer de la contrainte de l’actualité, quand c’est possible, est sans doute le meilleur moyen d’apprécier un travail, même si P.O.L est un éditeur qui a fait l’actualité, plutôt que celle-ci ne l’a fait.

Dès le début, déjà quand il était jeune éditeur chez Hachette, il a publié des poètes, Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud, des gens de théâtre, dont Valère Novarina et Anatoli Vassiliev, des artistes, des historiens de l’art à qui il est resté fidèle. Des romanciers apparemment plus classiques, tels que Charles Juliet ou René Belletto. Eux-mêmes ont été les amis et les pères de la génération suivante, Anne Portugal, Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Frédéric Boyer, eux aussi hérauts de partis pris formels forts, revendiqués et reconnus par les lecteurs à l’affût de langages renouvelés. Peu d’entre eux sont des poètes au sens classique et univoque. La plupart sont en même temps peintre, photographe, cinéaste, homme ou femme de scène, expérimentant d’autres formes, ou professeur, médecin, essayiste, engagés dans la défense et la pratique de la liberté, esthétique et politique.

Paul Otchakovsky-Laurens

Paul Otchakovsky-Laurens © Jean-Luc Bertini

Rappelons que Paul Otchakovsky-Laurens a dû affronter la justice après avoir publié Le Procès de Jean-Marie Le Pen, de Mathieu Lindon, en 1999. Rappelons aussi qu’il s’est séparé de Renaud Camus, qu’il a longtemps publié, jusqu’à ce que celui-ci bascule dans la paranoïa qui passe par l’antisémitisme, au début des années 2000. Cette dimension politique est aussi ce qui l’apparente au fondateur des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, aussi conséquent dans ses choix. Qui sont rarement des choix vénaux. Les éditions P.O.L publient la revue de critique de cinéma Trafic, fondée par Serge Daney et Jean-Claude Biette depuis 1991. Et ont publié deux numéros d’une Revue de littérature générale, tombés comme deux comètes en 1995 et 1996 : deux épais volumes à tiroirs, qui rassemblent des contributions disparates, souvent irrévérencieuses, drôles, qui concentrent un peu de « l’esprit » P.O.L, son versant insolent. Paul Otchakovsky-Laurens aimait la fête, l’alcool, les copains, les femmes, qu’il ne draguait pas, la sienne, le rire et l’humour. À la foire de Francfort, il se couchait tard. Au bureau, devant sa table de travail, il était tous les matins, tôt. Combien sont-ils encore, éditeurs et artisans de cette trempe ?

Le paysage politique et économique s’envenime. L’édition le reflète, de nombreuses initiatives résistantes naissent, mais peu survivent. Alors on tourne la tête derrière soi pour mesurer la valeur d’un parcours comme le sien. Paul Otchakovsky-Laurens a cristallisé un versant important de la littérature et des arts en France après 68. Il n’a jamais voulu écrire de mémoires d’éditeur. À cet exercice écrit, il a préféré le cinéma. Coïncidence, Éditeur est sorti sur les écrans il y a quelques semaines à peine. On y voit un enfant-mannequin au teint pâle et aux cheveux roux : c’est une poupée de la chorégraphe Gisèle Vienne, qui apparaissait déjà, dans son premier film, Sablé-sur-Sarthe. Un double étrange, légèrement inquiétant, nul ne sait si c’est lui, sa parentèle, ses écrivains, ses amis artistes. Le trouble est fugace, car il va de soi qu’il laisse derrière lui un fonds, une œuvre d’éditeur. Une famille.


Cet article est également publié sur Mediapart.

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