Entretien avec Gabriel Josipovici

Cosmopolite et polyglotte, Gabriel Josipovici est né à Nice, a grandi en Égypte, et écrit en anglais, langue pratiquée à l’université du Sussex où il a enseigné pendant trente-cinq ans. Passionnément mélomane, déjà auteur d’une vingtaine de romans dont Goldberg : Variations, il vient de publier le témoignage de Tancredo Pavone, compositeur d’avant-garde fictif inspiré de Giacinto Scelsi (1905-1988), connu pour ses Quattro pezzi su une nota sola, créées à Paris en 1961.


Gabriel Josipovici, Infini : L’histoire d’un moment. Trad. de l’anglais par Bernard Hoepffner. Quidam, 164 p., 18 €


Comment avez-vous trouvé cette voix si singulière, celle de Pavone ?

J’ai cherché un certain ton, à la fois absurde et profond, prétentieux peut-être, et c’était ça la difficulté, on ne sait jamais si Pavone pense vraiment ce qu’il dit ou si c’est quelque chose qu’il dit juste parce que cela lui traverse l’esprit à ce moment-là. Toute la difficulté venait de là. Alors, quand j’ai trouvé ce ton, j’ai trouvé que c’était quelque chose qui venait assez naturellement, comme il y avait cet homme qui parlait et l’autre qui l’interrogeait, je n’avais pas à aller de A à Z en ligne droite, mais en spirale.

Pour trouver ce ton, avez-vous consulté les écrits de Scelsi ?

Il y a trois volumes, publiés par Actes Sud. Deux d’entre eux sont très mauvais, l’autre est une merveille, à la fin il y a un disque dans le livre.

Vous avez un don pour les titres ; comment celui-ci vous est-il venu ?

Les titres, vous savez, dans mon expérience, ou bien ça vient tout de suite, et c’est le bon titre, ou bien c’est très difficile, et l’on n’est jamais satisfait. Pour celui-ci, c’était un peu différent : la seule chose que je savais, c’est que je voulais le signe de l’infini, le 8 couché sur le côté. Pour Scelsi, le 8 était complètement fatidique, et d’ailleurs il est mort le 8 août 1988. Et puis je me suis dit qu’il fallait être pratique : comment les gens pourraient-ils demander ce titre à un libraire ou le trouver sur Internet ? Je me suis demandé aussi comment faire en sorte d’avoir le mot « infini » dedans ? D’une certaine façon, j’ai pensé que tout le livre n’est que cette interview immense. Et c’est un moment. Mais aussi toute la vie de ce compositeur – quand on la repasse comme ça, à travers les mots de quelqu’un d’autre et disons du point de vue de Dieu – n’est qu’un moment.

Le rapport entre les voix de Pavone et de son majordome rappelle celui de Toledano et d’Anderson dans Moo Pak.

J’ai écrit Moo Pak dans les années quatre-vingt-dix et ce livre-ci dix ans plus tard. Je ne pensais pas au premier, mais ça m’arrive souvent quand je finis un livre de me dire : « Mais c’est un livre que j’avais déjà écrit ! ». Je ne sais si c’est bien – cela prouve que j’ai un rythme personnel – ou terrible : ça veut dire que je suis obsédé par certaines choses auxquelles personne d’autre ne s’intéressera. Depuis The Inventory (inédit en français), qui a paru en 1968, je crois que tous mes romans ont été soit des monologues avec un narrateur peu fiable soit des dialogues.

Quelle a été la genèse de ce roman ?

Mon ami le compositeur Jonathan Harvey – on était collègues à l’université du Sussex – m’a donné un CD, un recueil de pièces de Giacinto Scelsi. Ce qui est drôle, c’est que Scelsi les a écrites à Rome, isolé, avec presque le sentiment qu’il réinventait la musique. Mais quand on a commencé à écouter ses pièces vers 1975, ce n’était pas si éloigné de ce que faisaient Stockhausen ou Ligeti, il y a peut-être là un Zeitgeist. La musique m’intéressait, mais aussi des extraits de conversations avec Scelsi qui figuraient sur le CD : je trouvais cette voix impossible et ridicule, et je me suis dit que c’est un ton qui m’intéressait, que je voulais essayer de l’imiter, de me l’approprier.

Auriez-vous pu utiliser le nom de Scelsi pour votre personnage principal ?

Non, cela l’aurait limité. Par exemple, Scelsi a toujours dit qu’il était né en Mésopotamie en 1800 avant J.-C., toutes sortes de choses comme ça qui ne m’intéressaient pas vraiment, la réincarnation, etc. Avec un personnage fictif, je pouvais ignorer ces choses-là.

Il y a un flou assez agréable dans ce roman : parfois l’on entend la voix de Pavone, parfois celle du majordome, l’une disparaissant au profit de l’autre.

Il y a des moments où ce n’est ni Pavone ni le majordome, c’est les deux.

J’ai écouté Quattro pezzi su une nota sola et ça m’a fait penser à Wagner.

Je pense que c’est plus proche de Stockhausen, mais il y a un peu de Wagner.

Êtes-vous frustré de ne pas être musicien ?

Tous mes amis sont des musiciens ou des compositeurs, et souvent je me dis qu’ils écrivent dans une langue universelle tandis que moi je dois écrire en anglais, une langue dans laquelle je n’ai pas une véritable intériorité, que je ne sens pas vraiment comme ma langue. Plus je vis en Angleterre, moins je me crois anglais, mais c’est peut-être une forme de nostalgie.


Infini : L’histoire d’un moment donne justement une voix à cette nostalgie, exprimée par un aristocrate sicilien qui vit isolé dans une bulle de perfectionnisme et de raffinement. On pense à Nabokov, exilé comme Josipovici dans la langue anglaise, créant des personnages choqués par la vulgarité ambiante.

Tancredo Pavone, que le lecteur écoute à travers le témoignage de son majordome, fait partie d’une Europe qui n’existe plus, celle d’un compositeur vivant à Rome avec une centaine de complets dans son placard : chaque fois qu’il en enfile un pour une promenade dans les rues, il faut qu’il soit nettoyé et repassé avant d’être rangé. Lorsqu’il vivait à Vienne pendant les années trente, il les envoyait à Londres pour le nettoyage à sec : seuls les Anglais avaient le savoir-faire nécessaire.

La quête de la perfection débouche-t-elle sur une expression minimaliste dans les arts ? En tout cas, le chef-d’œuvre de Pavone, intitulé Six Sixty-Six, est un morceau pour piano où se fait entendre la même note frappée de la même façon six cent soixante-six fois. Elle serait insupportable pour l’oreille contemporaine, qui n’arrive plus à écouter le silence, à vivre l’instant présent.

L’instant présent est-il le véritable objet de la nostalgie dans ce beau roman ?

À la Une du n° 6