Roth dans tous ses états

Romans, 1993-2007 constitue le troisième volet de l’œuvre de Philip Roth publié dans la Pléiade. Il regroupe quatre romans hétérogènes, chacun étant à sa manière une réponse à un livre antérieur. Comme d’habitude avec le dernier Roth, des moments brillants sont enrobés de longueurs. L’introduction de Philippe Jaworski vaut le détour à elle seule. On ne peut en dire autant de l’essai que publie Marc Weitzmann, exercice d’autopromotion. Quant à Ira Nadel, il comprend l’inspiration européenne de Roth – en l’occurrence, Marcel Proust –, évitant le piège essentialiste dans lequel tombent Weitzmann et beaucoup de ses compatriotes, qui considèrent le romancier comme une métonymie de l’Amérique. Ah, pauvre Roth, de quoi est-il devenu le nom ?

Philip Roth | Romans, 1993-2007. Édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, avec la collaboration de Nicolas Cavaillès, Aurélie Guillain et Paule Lévy. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 664 p., 70 € jusqu’au 31/12/2025
Marc Weitzmann | La part sauvage. Le monde de Philip Roth et le chaos américain : retour sur vingt ans d’amitié. Grasset, 384 p., 24 €
Ira Nadel | Philip Roth: À la recherche de Marcel Proust. Palgrave Macmillan, 146 p., 40,70 €

Philip Roth peut se féliciter d’un bon début d’existence posthume. Les textes sur lui fusent, il semble être parti pour une pérennité glorieuse. Comme c’est la coutume, les commentateurs se partagent entre trois camps : universitaires, scribouillards et potes. Ces chapelles-là n’ont pas vocation à échanger, chacune revendiquant la primauté de ses propres compétences. Qu’est-ce qui compte : avoir étudié la théorie littéraire et maîtrisé le corpus secondaire ? Avoir publié des romans afin de saisir les choix effectués par un pair ? Avoir cassé la croûte avec le défunt dans son boui-boui préféré (chez Roth, il s’agissait d’un bar-restaurant russe dans Hell’s Kitchen) ?

La Pléiade a choisi de privilégier la chapelle universitaire, ouvrant ainsi la voie à l’excellente introduction de Philippe Jaworski. Ce spécialiste du XIXe siècle se focalise sur le concept de « théâtralité » dans l’œuvre de Roth, sur la prose « théâtrale, exhibitionniste » que ce dernier loue chez son ami Saul Bellow. Jaworski s’appuie sur les nombreuses références à Shakespeare figurant dans cette œuvre, dont deux titres dans le présent volume de la Pléiade : Opération Shylock et Exit le fantôme. Cela explique le penchant de Roth pour « la liberté du masque » qu’on décèle dans son emploi des alter ego tels Nathan Zuckerman et David Kepesh. S’inspirant de Whitman, Roth crée un « théâtre du Moi » – expression qui ne peut que plaire à votre chroniqueur, auteur du roman Moi, Philip Roth –, spectacle fondé sur une « atmosphère de foire ou de fête foraine, avec son Palais des mirages et son Cabinet fantastique ».

Dans Opération Shylock, par exemple, premier des quatre romans composant ce volume, Roth donne à lire deux personnages dénommés « Philip Roth » : le vrai et le faux ; le narrateur croise le chemin de l’usurpateur à Jérusalem, où il est en train de promouvoir l’idéologie du « diasporisme », un plaidoyer pour le retour des Juifs ashkénazes en Europe. Le narrateur rencontre également David Supposnik, marchand de livres anciens à Tel Aviv, dont le rêve est de devenir imprésario, producteur, metteur en scène et premier rôle dans la Compagnie théâtrale antisémite Supposnik. Cette compagnie aurait comme répertoire les « grandes pièces antijuives d’Europe ».

Philip Roth Romans, 1993-2007 Édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, avec la collaboration de Nicolas Cavaillès, Aurélie Guillain et Paule Lévy. Bibliothèque de la Pléiade, 1664 p., 70 € jusqu’au 31/12/2025 Marc Weitzmann La part sauvage. Le monde de Philip Roth et le chaos américain : retour sur vingt ans d’amitié Grasset, 384 p., 24 € Ira Nadel Philip Roth: A la recherche de Marcel Proust
Portrait de Philip Roth par Bernard Gotfryd (vers 1967) © CC0/Library of Congress

Jaworski souligne qu’Opération Shylock, situé en Israël, est écrit pour « compléter et étoffer le volet israélien de La Contrevie ». De même, on peut considérer Le Théâtre de Sabbath, deuxième roman du recueil, comme la suite de Portnoy et son complexe, où le protagoniste unique, Morris « Mickey » Sabbath – encore un obsédé sexuel –, prend des allures plus grotesques, devenant un « misanthrope superlatif arborant, outre une silhouette bedonnante, sa haine de l’humanité comme une arme de destruction absolue ». Sabbath va plus loin dans la débauche qu’Alexander Portnoy, jeune homme chargé auprès du maire de New York des questions d’égalité sociale et de lutte contre les discriminations raciales. Il n’y a rien d’altruiste ni d’exaltant dans les spectacles montés par ce marionnettiste scabreux, décrit par Jaworski comme « cynique, menteur, voleur, monstre de lubricité, sale, arthritique, pitoyable ». L’universitaire cite l’un des passages clés du roman, une sorte de manifeste en faveur de l’hétérosexualité débridée : « Il faut vouer sa vie à la baise de la même manière que le moine voue sa vie à Dieu […] Sabbath s’était simplifié la vie et organisait tout en fonction de la baise […] Mickey Sabbath, l’ascète qui n’avait toujours pas raccroché, à plus de soixante ans. Le Moine de la Baise. Le Chantre de la Fornication. Ad majorem Dei gloriam ».

Le Complot contre l’Amérique, troisième roman du recueil, met provisoirement de côté l’obsession de la sexualité – et le corps – pour créer une fiction populaire, écrite dans un style fade, située dans les années 1940 où un régime fasciste, lié à Hitler, aurait pris le pouvoir aux États-Unis sous la présidence de Charles Lindbergh. L’intrigue se passe principalement à Newark, elle est racontée par le jeune « Philip Roth ». On appelle ce genre littéraire « uchronie », étiquette qui désigne des univers de science-fiction ou d’anticipation renvoyés au passé ; Roth emboîte ainsi le pas à Philip K Dick (Le Maître du Haut Château) et Robert Harris (Fatherland) de manière moins satisfaisante. C’est comme si Beethoven avait voulu faire du Beyoncé : Roth a trop de cordes à son arc. Le livre a été encensé par la critique ; votre chroniqueur le trouve embarrassant.

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Après cette parenthèse malheureuse, Roth redevient Roth, et introduit Exit le fantôme, reprenant la trame de L’écrivain fantôme ; Zuckerman rencontre l’héroïne de ce dernier quarante ans plus tard en la personne d’une vieille dame malade croisée dans un cabinet médical à New York. L’écrivain fantôme était loufoque et courageux, un roman où l’on croit que l’héroïne, Amy Bellette, serait peut-être Anne Frank ; la martyre juive aurait survécu à la guerre pour atterrir dans la Nouvelle-Angleterre. Dans ce nouveau volet, Zuckerman désavoue l’hypothèse du précédent : « J’étais allé jusqu’à échafauder tout un scénario extraordinairement détaillé qui lui attribuait les terrifiantes données biographiques européennes d’Anne Frank qui, pour les besoins de ma cause, aurait survécu à l’Europe et à la Seconde Guerre mondiale pour se réinventer, sous un pseudonyme, en étudiante orpheline dans une université de Nouvelle-Angleterre, une étudiante étrangère venue de Hollande, élève puis amante de E.I. Lonoff, auquel elle aurait un jour, lors de sa vingt-deuxième année – après être allée toute seule à Manhattan voir la première adaptation théâtrale du Journal d’Anne Frank –, révélé sa véritable identité. »

 Si Zuckerman, quarante ans après leur première rencontre, est désenchanté en ce qui concerne Amy, il s’emballe pour Jamie, jeune écrivaine de quarante ans sa cadette, et en tire une petite pièce de théâtre, intitulée Elle et lui, d’après une nouvelle de Tchekhov, élaborée autour de dialogues de plus en plus érotiques, débouchant – une fois n’est pas coutume – sur des échanges quasi pornographiques :

ELLE : Ç’a été dur pour vous de rester aussi longtemps sans avoir une liaison avec une femme ? Pendant tout ce temps-là, vous n’avez pas fait l’amour ?

LUI : Non.

ELLE : Ç’a été dur ?

LUI : À partir d’un certain moment, tout est dur.
ELLE : Mais particulièrement dur (Leurs voix sont maintenant assourdies, à peine audibles quand une voiture passe sous la fenêtre)

LUI : Ça fait partie des choses qui sont particulièrement dures. »  

« Dur » : Roth s’accroche à ce mot, on ne voit que ça, ainsi que l’organe sexuel qu’il désigne lourdement. Comme quoi, dans cette œuvre multiforme, on ne perd jamais de vue l’épine dorsale.

Marc Weitzmann, dans La part sauvage. Le monde de Philip Roth et le chaos américain : retour sur vingt ans d’amitié, esquive ce noyau dur. Son essai décousu, dix fois plus long que l’introduction de Jaworski, manque d’esprit de synthèse. Roth lui sert « de refuge mental et de boussole ». Ah bon ? Sur quel plan ? Il ne l’explique pas. Dommage qu’il ne l’ait pas écouté sur le plan stylistique : quand Roth écrit sur la compétition – voir son texte sur Bellow –, il se limite à une trentaine de pages, pour se centrer sur un propos fort. Roth ne « fait » pas l’intellectuel, il l’est.

Philip Roth Romans, 1993-2007 Édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, avec la collaboration de Nicolas Cavaillès, Aurélie Guillain et Paule Lévy. Bibliothèque de la Pléiade, 1664 p., 70 € jusqu’au 31/12/2025 Marc Weitzmann La part sauvage. Le monde de Philip Roth et le chaos américain : retour sur vingt ans d’amitié Grasset, 384 p., 24 € Ira Nadel Philip Roth: A la recherche de Marcel Proust
« Exit le fantôme », Philip Roth (détail) © Folio

Weitzmann cherche à tout prix à se montrer intelligent (« The French intelligence », avait remarqué son copain avec ironie), il n’arrête pas de déverser des concepts, comme s’il voulait remplacer la libido de Portnoy – héros d’un roman qu’il méprise – par une énergie uniquement mentale, plus conforme à sa vision de l’esthétique rothienne. Il est sans doute d’accord avec l’observation de Portnoy – « Ven der putz shteht, ligt der sechel in drerd » (quand la pine se lève, la cervelle rentre sous terre !) –, tout en en tirant des conclusions opposées. Il fait penser à Delphine Roux de La Tache, normalienne, pseudo-intellectuelle et coincée. Dans le récit de cette amitié, comment fait-il pour éviter la question d’un homoérotisme latent ? Roth – pour avoir lu Freud, pour avoir été psychanalysé – ne partage pas sa phobie : un soir, il fait référence, sardoniquement, à leur « love story ». On pense encore à La Tache, à la scène de danse dans la cuisine de Coleman Silk où le professeur, débordant de sensualité, prend dans ses bras Nathan Zuckerman. Weitzmann serait-il une cavalière frustrée ? Est-ce cela, la « part sauvage » ?

En tout cas, il est amoureux de « Philip » ! Est-ce un amour désintéressé ? Son mentor le prend sous son aile, il le présente à son agent, le puissant Andrew Wylie, à la rédaction du magazine juif new-yorkais Tablet et à des journalistes du New Yorker. Weitzmann se vante d’avoir obtenu les numéros de portables de ces derniers : le name-dropping – je fais exprès d’imiter son emploi excessif de l’anglais – fait partie de son image de quasi New-yorkais ; à Paris, on est fier de cet enfant du pays qui a réussi dans la cour des grands, on l’invite sur tous les plateaux, on le met sur la liste des prix littéraires. New York n’est-il pas le summum ? La photo sur la jaquette du livre montre son héros sur un balcon, sa tête à la hauteur des gratte-ciel de l’Upper West Side. Roth serait – « l’un des Olympiens » –, le dieu « dominant […] la ville-Monde », cette « Vienne du XXe siècle finissant ».

Marc à Manhattan – on aurait pu intituler ainsi ce livre (le mot « américain » du titre est trompeur) – s’appuie sur une vision idéalisée de l’île ; pour que celle-ci paraisse vraiment mythique, on ne peut permettre des rapprochements entre elle et des terres plus prosaïques, notamment le Vieux Continent pourri. Milan Kundera avec sa brillante préface à Professeur de désir se présente donc dans le viseur de Weitzmann : « Sauver la continuité qui se perd, capter le temps fugitif de l’Histoire et mettre indirectement en parallèle notre façon de vivre et celle, à demi oubliée, de nos prédécesseurs. C’est là que je vois le sens profond de l’intellectualisme des héros de Roth, tous professeurs de littérature ou écrivains […] C’est une façon de garder le temps du passé à l’horizon du roman et de ne pas abandonner ses personnages dans un espace vide où la voix des ancêtres ne serait plus audible ».

Continuité ? Prédécesseurs ? Weitzmann vomit cette vision : l’Amérique, bien évidemment, est une tabula rasa, peuplée de gens qui ne songent jamais au passé, aux racines, aux origines ; sinon, ils seraient aussi méprisables que ses compatriotes, dont la littérature est marquée par un « romantisme conservateur », « un arrière-goût d’église » et un « académisme plus ou moins latent qui […] tient lieu de morale » (dixit l’(ex-)animateur de France Culture). Vive ces innocents Amerloques qui évoluent dans l’éternel présent ! Dont le roi Roth, chantre de la « classe moyenne », issu d’une heureuse symbiose judéo-américaine et dont « la ligne généalogique s’arrête aux grands-parents ». Aveuglé par son amour(-haine) de la Terre promise, par son manque de sensibilité esthétique, Weitzmann applique à la prose des catégories sociologiques ; il illustre ce que Roth dénomme (dans ces pages) « l’abstraite cérébralité […] de l’intelligence française ».

Ira Nadel, universitaire américano-canadien – désigné fautivement par Weitzmann comme « le journaliste Ira Nagel » –, est sans doute moins intelligent que le pote du défunt. Ce qui lui permet, dans Philip Roth: À la recherche de Marcel Proust, de faire des associations plus libres, plus intuitives. Portnoy ne s’est-il pas surnommé « Porte-noir » ? Roth avait un inconscient français, voire européen – n’en déplaise à Weitzmann –, et Proust en faisait partie, même s’il disait préférer Céline. Parmi les nombreux parallèles établis par Nadel, les plus intéressants concernent la représentation de la judéité, un thème plus psychologique que religieux, et lié à la sexualité.

Dans cent ans, continuera-t-on à lire Roth, comme on lit encore Proust ? Le débat autour de son œuvre est de bon augure.