On a touché à la figure

Avec la parution des tomes 2 (Figures disparues) et 3 (Configurations), s’achève la monumentale Histoire de l’art d’après Auschwitz qu’a amorcée Paul Bernard-Nouraud avec ses Figures disparates en 2024. On peut désormais lire ce vaste ensemble comme une histoire de la défiguration dans l’art occidental moderne. Car c’est bien du destin de la figure qu’il est ici question, ce qu’il faut entendre essentiellement au sens de figure humaine, mais pas exclusivement : cette étude fait également des percées au-delà d’elle et jusque dans l’altération de ce qu’on pourrait décrire comme la « figure du paysage ».

Paul Bernard-Nouraud | Une histoire de l’art d’après Auschwitz. 2. Figures disparues. L’Atelier contemporain, coll. « Essais sur l’art », 682 p., 30 €
Paul Bernard-Nouraud | Une histoire de l’art d’après Auschwitz. 3. Configurations. L’Atelier contemporain, coll. « Essais sur l’art », 746 p., 30 €

Il faut être attentif aux inflexions différentes qu’a prises son titre au fil des volumes et de la période qu’ils couvraient. Le « d’après Auschwitz » avait évidemment le sens d’une interprétation rétrospective dans le premier tome qui traitait de l’ébranlement de l’esthétique classique du « discernement », telle qu’elle a régné de l’apogée de l’âge classique jusqu’à la modernité. Le « d’après Auschwitz » identifiait alors un inéluctable avenir de la modernité dans les « figures disparates » qui scandaient de façon de plus en plus dramatique épidémies, catastrophes et guerres, jusqu’à culminer avec l’œuvre de Goya. 

Dans le tome 2, qui traite des œuvres produites à partir de l’expérience d’Auschwitz, le « d’après Auschwitz » affirme l’impossibilité paradoxale d’une coïncidence (qu’elle soit figurative ou temporelle) entre la Shoah et sa représentation. Et cela frappe ceux-là mêmes qui l’ont vécue dans leur chair, comme Jozef Richter, Ceija Stojka, ou encore Zoran Mušič dont l’œuvre se développe dans un long après-coup de l’événement. C’est que l’énormité des puissances d’effacement historique en quoi a consisté Auschwitz a opposé un défi à toute présentification et n’est apparue abordable que par des détours figuraux.

Bernard-Nouraud (membre du comité de rédaction d’EaN), s’aidant de nombreux commentaires dont il semble avoir une connaissance presque exhaustive, s’est efforcé de définir les traits essentiels de ce qu’on peut appeler non sans scrupules un « art des camps ». Avec Jean Amery, il note qu’on y assiste à un « effondrement total de la représentation esthétique de la mort ». Les représentations s’y signalent par l’indiscernabilité des corps qu’elles figurent, ce qu’on peut assimiler à un art du silence. Par opposition au figuratif qui produit une figure définie, l’art vaguement « figural » des camps produit une figure indéfinie et indiscernable, en particulier d’avec son fond. Le style d’esquisse, contraint à la fois par la pauvreté des moyens et par l’irreprésentabilité des scènes, perd le sens qu’il avait classiquement d’ébauche d’un corps en vue d’une incarnation par la couleur pour se muer en dépouillement de ces mêmes corps.

Le statut de la couleur, quand elle existe, vacille. Bernard-Nouraud cite ainsi Gantheret qui note que « la couleur a ceci de particulier qu’elle n’est ni objet, ni représentation : elle a la force du cri, inarticulé et pourtant en lui-même signifiant, elle n’a pas un sens, elle est un sens, abrupt, inquestionnable ». Et, ajoute Bernard-Nouraud, « lorsque les couleurs se font « criardes » chez Ceja Stojka, c’est pour crier qu’elle et les siens ne sont pas morts, parce que la couleur étant une propriété « du monde de la vie » […], elle désigne non seulement cette présence de la vie-même, du monde-même, mais le présent-même, ce temps sans couleurs passées ». On s’étonnera d’autant plus que dans l’immédiat après-guerre, en dépit du soutien de Jean Paulhan et de Francis Ponge, la série des Otages de Fautrier ait pu être l’objet de critiques incriminant un hédonisme supposé de la couleur dans ses tableaux, alors que son art aurait pu au contraire être reçu comme une synthèse parfaite de l’héritage artistique des camps : quasi-indiscernabilité des visages mangés par le fond, émergence d’une « peau de la peinture » aussi écorchée que celle de ses objets et « cri de la couleur ».

Paul Bernard-Nouraud, Une histoire de l'art d'après Auschwitz 2. Figures disparues, L'Atelier contemporain, "Essais sur l'art", 2024, 681p., 30 € Une histoire de l'art d'après Auschwitz 3. Configurations
« Homme allongé », Sam Szafran (1967) © D.R.

Dans le tome 3 de sa vaste histoire, le « d’après Auschwitz » trouve une littéralité chronologique, car il traite bien d’œuvres postérieures à la Shoah, mais il veut témoigner aussi d’une permanence de ses traces jusque dans celles qui n’y font plus directement allusion. Pour l’essentiel, Bernard-Nouraud suit une ligne assez étroitement inspirée d’Adorno, avec ses nuances, mais aussi ses difficultés, puisque l’interdit formulé par Adorno de la représentation (ou du poème) après Auschwitz se complique et se double d’une exigence contradictoire de mémoire, ou, pour le moins, d’un art « mémorieux » des traces de la disparition. Se référant à un commentaire de John E. Jackson, Bernard Nouraud énonce ce qui semble être sa ligne directrice dans l’interprétation et l’évaluation des œuvres d’après-guerre : la reconnaissance de l’« oblitération d’une figure antérieure, voire archaïque, qui est évoquée par la contenance de l’œuvre avant d’être révoquée par sa consistance ».

C’est ainsi que sont développées d’intéressantes considérations sur la façon dont des figures sont comme absorbées ou résorbées par leur fond. On lit sous sa plume à propos de Giacometti : « si la présence d’une figure aux contours indéfinis (et devenue en conséquence peu discernable de son fond) apparaît d’abord moins intense qu’une figure close, sa persistance n’en est pas moins poignante pour autant ; son « pan », son « sang » y sont même plus palpables, parce qu’on connaît désormais sa précarité et qu’on sait sa disparition d’autant plus proche qu’elle est déjà advenue ». En d’autres termes, Bernard-Nouraud précise : « On fait donc l’hypothèse qu’il a fallu Auschwitz pour que la nostalgie soit non seulement pensée en termes de hantise et qu’elle provoque en conséquence son oblitération; ou pour reprendre l’expression de Lacoue-Labarthe, que les artistes éprouvent le besoin de « casser la figure » tout en y recourant. »

Pour pertinente que soit cette thèse, s’agissant de bon nombre d’œuvres d’après-guerre, sa généralisation ne va pas tout à fait sans interrogations, qui procèdent de l’histoire même tracée par Bernard-Nouraud. Le premier volume de son Histoire de l’art faisait un sort à des œuvres bien antérieures à Auschwitz, comme celles de Goya, sans doute relues à l’aune de leur postérité mais qui ne pouvaient s’y résumer. En un sens, l’histoire de l’art de Bernard-Nouraud pourrait se réécrire un peu autrement si, conformément à certains propos de Jean-Luc Nancy, qu’il cite lui-même, on reconnaissait dans la représentation une puissance d’absence que l’esthétique classique du discernement a sans doute masquée sans jamais l’occulter totalement chez les artistes les plus profonds. Commentant le « faire droit à l’absens » de Jean-Luc Nancy, Bernard-Nouraud relève d’ailleurs : « Celui-ci n’en fait pas un trait spécifique de l’art d’après Auschwitz, mais de toute représentation dans la mesure où elle est scindée « entre l’absence de la chose (problématique de sa reproduction) et l’absens dans la chose (problématique de sa (re-présentation). »

Jean-Luc Nancy y voyait donc un caractère transhistorique de la mimesis toujours confrontée à un double éloignement : celui de l’objet qu’elle imite et celui de ce qui se dérobe dans cet objet même. Nul doute qu’au fil de l’histoire, et de ses traumas, la sensibilité à l’indiscernable ait varié, que la modernité l’ait notablement accentuée en se dégageant de l’académisme, jusqu’à ce qu’elle atteigne son acmé avec la Shoah, parce qu’elle se confrontait alors à une réalisation inouïe de l’effacement qui la questionnait directement, la sommant d’y résister sans pour autant reconduire les mensonges de la figuration. Mais l’absolutisation de ce moment pour une lecture universelle de l’art du XXe et du XXIe siècle fait parfois question. Et il n’est pas toujours avéré que, conformément aux préceptes d’Adorno, l’art ait pour fonction unique d’être dépositaire des souffrances historiques, même si cela demeure un de ses rôles majeurs, ni que « toute image après Auschwitz » se soit « irrémédiablement enténébrée ».

Cela reviendrait à écarter d’une histoire de l’art des peintres, sans doute rares dans l’époque, mais aussi majeurs que Matisse, Bonnard (et, beaucoup plus tardivement et de façon moins décisive, Hockney), peintres qui ne renoncent ni à la figuration ni à la constitution à travers l’art d’un bonheur sensible et d’une harmonie. Il est pourtant clair que leur attachement à la figuration ne peut être reversée ni au kitsch ni à la barbarie pour reprendre les anathèmes adorniens. Vis-à-vis de Matisse, dont on ne saurait dire qu’il soit demeuré indifférent aux inquiétudes de la guerre (sa femme et sa fille ont été séparément arrêtées en 1944 et sa correspondance témoigne alors de son angoisse), Bernard-Nouraud se tient dans une attitude circonspecte, le renvoyant à une forme d’autotélisme artistique et de retrait : « Autrement dit, et c’est là l’ultime retrait de l’art de Matisse, la traduction de l’histoire que sa peinture opère use de signes qui ont peut-être à voir avec elle, et en ce sens ils sont transitifs […] mais ils sont aussi intransitifs et signalent d’abord la peinture elle-même et, en fin de compte, le retrait de l’artiste du temps commun ». Or on peut s’interroger sur les conclusions de cette analyse, car il n’est sans doute aucun grand peintre dont les signes picturaux ne puissent être compris simultanément comme des références indirectes à leur temps historique en même temps qu’à la peinture elle-même. Ce jugement aurait d’ailleurs mérité d’être tempéré par un propos de Matisse, au sujet de son ultime réalisation artistique à la Chapelle de Vence, propos que Bernard Nouraud cite lui-même juste avant son verdict : « si les artistes sont faits pour traduire les événements de leur temps, ils le font avec des signes qui ne sont pas visibles par tous ».

Paul Bernard-Nouraud, Une histoire de l'art d'après Auschwitz 2. Figures disparues, L'Atelier contemporain, "Essais sur l'art", 2024, 681p., 30 €

Une histoire de l'art d'après Auschwitz 3. Configurations
« Soft Dictionary », William Kentridge (2016) © D.R.

La mise à l’écart de Matisse d’une « histoire commune » apparaît d’autant plus problématique qu’elle risque d’entraîner avec elle toute l’histoire de l’abstraction américaine d’après-guerre, qui selon Clement Greenberg lui est pourtant largement redevable. La disparition de la figuration humaine dans la peinture abstraite américaine n’échappe évidemment pas à l’histoire. Et il est certes intéressant de rappeler qu’un « abstrait » comme Rothko s’est d’abord fortement attaché à la figure humaine avant d’y renoncer au motif que « quiconque l’employait la mutilait ». Ou encore que Greenberg voyait dans l’abstraction un rempart contre le kitsch dénoncé par Adorno dans l’art totalitaire. Mais, comme le relève Bernard-Nouraud lui-même, il y a eu une volonté délibérée de l’art abstrait états-unien de rompre avec l’historicité et d’affirmer sa volonté d’initier véritablement quelque chose d’inédit. La lecture de cet art à travers la double grille interprétative adornienne de l’oblitération et de la hantise minore cette intention inaugurale et reconstructrice et tend à la présenter comme une dénégation, ce qui, me semble-t-il, en réduit un peu injustement la portée. 

Qu’on ait « touché à la figure » plus gravement que jamais à travers Auschwitz et que l’art du XXe et du XXIe siècle s’en ressente durablement, cela ne fait aucun doute. Et dans le tome 3 de son Histoire, Bernard-Nouraud  en donne des exemples probants à travers les figures de Nicolas de Staël, d’Henri Michaux, de Sam Szafran, de William Kentridge ou de Jean-Marc Cerino. D’autres annexions au « d’après Auschwitz » paraissent plus lointaines (tel effacement des figures de l’Olympia de Manet chez Jean-Pierre Schneider, ou telles silhouettes de suie chez Parmiggiani), voire décontextualisées (l’œuvre d’Oscar Muñoz où l’esthétique de l’évanescence fait directement allusion au contexte politique particulier de plusieurs décennies de disparitions forcées en Colombie). Il faut cependant se souvenir que Bernard-Nouraud ne prétend pas nous proposer autre chose qu’une Histoire de l’art, ainsi qu’il l’a précisé dans son titre. Et elle a des limites géographiques (l’Asie y a peu de place et l’Afrique en est absente) et historiques (une bonne part de l’art contemporain se montre sensible à des forces de défiguration nouvelles, liées à un écocide qui atteint cette fois universellement le visage de la planète et n’est pas assimilable au projet d’effacement d’Auschwitz).

On peut juste regretter que la seconde partie du troisième tome de Bernard-Nouraud, abandonnant la référence à l’analyse des œuvres, se perde un peu dans un kaléidoscope de citations théoriques où sa propre ligne interprétative tend plutôt à se dissoudre qu’à s’éclaircir. Sans doute est-ce là la contrepartie d’une ambition exhaustive, assurément très riche pour le lecteur en suggestions et références, mais qui a parfois débordé son auteur. Il reste que l’œuvre est considérable par l’étendue des références et inédite par l’ampleur du champ qu’elle couvre et des hypothèses qu’elle propose. Il ne fait pas de doute qu’elle fera date.