Grande année Adorno aux éditions Klincksieck, qui ont successivement réédité la traduction des Trois études sur Hegel, que le Groupe du Collège international de philosophie avait donnée en 1979 aux éditions Payot (republiée par elles en 2003), puis les cours que le philosophe a consacrés en 1959 à La « Critique de la raison pure » de Kant, traduits pour la première fois par Michèle Cohen-Halimi, et enfin, cet automne, les Leçons sur l’histoire et sur la liberté qu’a dispensées Adorno en 1964-1965, publiées dans une traduction inédite de Laurent Cantagrel.
Ce dernier propose d’ailleurs une « note liminaire » fort utile dont l’une des indications les plus précieuses porte sur ce qui pourrait être le guide-mot des trois textes, celui de « moment ». En allemand, détaille Cantagrel, il revêt au masculin (der Moment) le même sens qu’en français, celui d’un laps de temps ; neutre (das Moment), il acquiert la valeur d’une configuration, d’un aspect global. Hegel a opéré la concrétion (autre concept prisé d’Adorno) des deux « moments » en investissant dialectiquement la dimension temporelle du premier d’une force qui confère au moment qu’il configure son « aspect décisif », d’ordre quasi événementiel.
Il n’est toutefois pas certain que le mot conserve chez Adorno « ce sens strictement philosophique » aussi systématiquement que le soutient pour sa part Cantagrel. L’usage qu’il en fait dans ses Trois études sur Hegel, par exemple, révélerait plutôt « ce moment de tension violente » qui accompagne toute pensée, et dont la tension résulte précisément de la tentative à laquelle se livre la philosophie de comprendre ce qui échappe à sa compréhension. Ce qu’Adorno explique de manière plus circonstanciée en avançant qu’« il entre dans la rationalité philosophique elle-même, en tant que moment, quelque chose d’irrationnel, et il incombe à la philosophie d’absorber ce moment sans par là s’abandonner à l’irrationalisme ».
Autrement dit : sans renoncer à la philosophie en tant que telle, même et surtout quand elle rencontre un moment d’une autre nature que logique, lequel risque – à tout moment – d’entraver son déploiement et, par extension, son ambition systématique. « La tentative de réaliser l’intégration du moment historique dans le moment logique, et réciproquement, à laquelle Hegel est contraint, se transforme néanmoins en une critique faite à son propre système », observe Adorno, qui ajoute qu’« eu égard aux critères logiques et systématiques, le moment historique gêne malgré tout, comme une tache aveugle ».
Comme on sait, le moment le plus « gênant » (c’est bien entendu un euphémisme, même si le terme n’est en définitive pas totalement inapproprié au registre théorique en question ici) auquel l’histoire a confronté la philosophie a pris pour Adorno le nom d’Auschwitz. Ce n’est peut-être pas dans ses Leçons sur l’histoire et sur la liberté, exposées tandis que se tient à Francfort, où il enseigne, le procès des gardiens du camp, que son jugement sur le sujet s’exprime le plus nettement. Adorno en réitère pourtant l’essentiel, à savoir « que toute pensée qui ne se mesure pas à ces expériences est entièrement impuissante, entièrement indifférente, un pur divertissement, et que quelqu’un qui, aujourd’hui, n’a pas présente à l’esprit, je dirais presque : à chaque instant la possibilité de l’horreur extrême, est quelqu’un dont la pensée est d’entrée de jeu couverte d’un tel voile idéologique qu’il pourrait aussi bien ne pas penser ».
Cela étant dit, ceci ayant été répété par son auteur inlassablement, le moment historique d’Auschwitz surdéterminant désormais toute entreprise de déterminer un moment purement philosophique au point de rendre cette entreprise suspecte et sa prétention à la pureté vaine, reste la tâche infinie d’examiner quels moments de vérité contiennent encore et malgré tout les philosophies d’avant l’événement.
Commentant ses « thèses » réunies sous le titre Sur le concept d’histoire, Adorno estime que « Benjamin [y] a exprimé, d’une manière qui me paraît authentique, ce moment précis de l’unité de la continuité et de la discontinuité de l’histoire ». Mais parce qu’il demeure hégélien, Adorno conteste en revanche que l’on puisse, comme le fait selon lui Benjamin, « éliminer purement et simplement l’histoire universelle de la réflexion sur l’histoire » ; parce qu’il est aussi benjaminien, il récuse cependant sa légitimité à la volonté dont fait montre Hegel de « subsumer souverainement les faits sous le cours de l’histoire […] sans mettre en évidence le moment non-identique ». Aussi Adorno enjoignait-il à ses étudiants de « lire Hegel à rebrousse-poil, de telle sorte aussi que chaque opération logique, si formelle qu’elle se présente, soit ramenée à son noyau d’expérience », ajoutant que « l’équivalent d’une telle expérience est, pour le lecteur, l’imagination ».
Sous ce rapport à l’imagination, ses affinités benjaminiennes apparaissent certainement plus profondes encore. Il ne serait en effet pas complètement extravagant de regarder les moments de configuration qu’Adorno recense avec tant de précaution comme les figures sœurs des « images dialectiques » que chérissait quant à lui Benjamin, lesquelles mettent elles aussi la dialectique à l’arrêt au moment où s’y précipitent une situation historique et les préoccupations politiques qui en découlent, ainsi que l’ont rappelé Gérard Raulet et Frédérik Detue dans leurs contributions respectives à un volume récent (Walter Benjamin ou les pouvoirs critiques de l’image).
Si Adorno considère à tort ou à raison que Benjamin ignore tout bonnement Hegel, il croit cependant savoir qu’il refoule Kant dans une proportion exactement inverse à l’empreinte que ce dernier laissa sur lui. Le portrait qu’il esquisse de l’auteur de la Critique de la raison pure en « penseur hésitant » et « indécis » s’appliquerait aussi bien à celui du Livre des passages avec lequel il partage une même aspiration systématique qui, ne pouvant être satisfaite, produit chez Benjamin une pensée fragmentée comme elle instille dans la philosophie de Kant ce que l’on pourrait désigner comme une fragilité nécessaire.
Adorno estime en ce sens que « ce qu’il y a de plus profond chez Kant » tient à ce que, « d’un côté, il conserve l’intention qu’a la philosophie de saisir le tout, de déchiffrer le tout, mais il déclare en même temps que la pensée ne le peut pas et que la seule forme sous laquelle le tout peut être saisi est l’expression de ce qu’il ne peut pas l’être ». Autrement dit, et c’est là un leitmotiv bien connu de la pensée adornienne qui se prolonge en 1966 avec la publication de Dialectique négative, le négatif que génère la pensée en achoppant sur son objet dévoile le moment de vérité qui l’informe – quelque chose comme son moment moral que la pensée découvre en se retournant sur elle-même à travers le détour que lui impose l’objet.
Le paradoxe, et l’apport de Kant, serait donc pour Adorno que cette réflexion subjective de la pensée établit en retour une forme d’objectivité, que « le sujet lui-même est véritablement celui qui répond – qui est en tout cas le garant, si ce n’est le créateur – de l’objectivité ». Ce processus créateur, ou au moins, donc, cette garantie, implique en conséquence chez Kant qu’un sujet « doté d’un esprit, doué d’intuition et de pensée » se confronte à des données sensibles dont la nature objectivement indéterminée stimule la détermination du sujet à leur endroit, en sorte, écrit Adorno, que « la collision de ces deux moments ou la confrontation de ces deux moments livre la signification véritable de la connaissance ».
De la connaissance en tant que telle, et également de l’organisation sociétale qui en dérive, si l’on admet avec Adorno que « ce qui, chez Kant, s’appelle connaissance au sens fort n’est rien d’autre, pourrait-on presque dire, qu’une question d’organisation », qui consisterait à « différencier les formes les unes des autres et les soumettre à des points de vue unitaires ». Pour le dire de la façon un peu schématique dont Adorno fait dans ses cours œuvre de pédagogue, il s’agit d’apercevoir que l’homologie entre les deux organisations – philosophique et politique – vient de ce que le sujet, unifiant son point de vue sur les diverses formes qu’il contemple, produit en fin de compte une vision conforme et potentiellement conformiste de cette diversité.
Par là, Kant « exprime aussi un secret très obscur de la société bourgeoise, à savoir que la liberté formelle de tous les sujets de droit est en même temps le fondement de la dépendance de tous à l’égard de tous, c’est-à-dire le fondement du caractère coercitif de la société ». Or, fondamentalement, cette conception sociale « bourgeoise » repose sur « cette théorie très étrange selon laquelle, chez Kant, c’est la raison elle-même, en tant que tribunal, qui doit juger la raison en tant qu’accusée ». La raison en tant que telle, en tant que ratio, n’est nullement dépassée par le sujet qui en est doué, mais celui-ci est en mesure de la convoquer à tout moment – dès lors qu’un tel moment se présente – en vue d’émettre sur elle un jugement délibéré qui aura à son tour force de loi, selon un mode de création ou de garantie de la légalité qui s’apparenterait à celui de la jurisprudence.
Cette dimension processuelle de la philosophie kantienne, sa capacité à mettre en procès la pensée, constitue sa force organisationnelle. Sa fragilité, quant à elle, tient au fait qu’elle procède nécessairement d’« une analyse de la forme », qui « est véritablement pour toute la philosophie kantienne le point crucial », affirme Adorno, qui souligne aussi qu’il est celui qui lui a toujours valu « la critique la plus détestable ».
On a fait de la véhémence du philosophe un trait de son caractère sans parvenir à dissimuler tout à fait combien cette caractérisation vise en règle générale à différer, quand ce n’est pas à reporter sine die, l’examen des raisons de sa véhémence ; des raisons personnelles, subjectives donc, autant qu’historiques, objectives ici.
Adorno se livre un peu plus que de coutume dans ses Leçons sur l’histoire et sur la liberté, mais non sans raisons précisément. Il y revient en particulier sur « ce qu’on appelle le formalisme kantien », qui peut être défini comme « la reconnaissance de l’égalité bourgeoise de tous les sujets non seulement devant la loi juridique, devant la légalité, mais aussi devant la loi morale, devant la moralité ». On ne s’étonnera guère (sans cesser pour autant de s’en inquiéter) qu’à l’accusation de formalisme se soit greffée depuis quelque temps celle d’égalitarisme, alors même, déclare Adorno dans l’avant-dernière de ses Leçons sur l’histoire et sur la liberté, que « quiconque a fait, comme moi, l’expérience de ce à quoi ressemble le monde quand on délaisse tout simplement ce moment d’égalité formelle – fût-ce dans la sphère de la légalité – au profit de déterminations de contenu dont on affirme le caractère a priori, sentira dans sa propre chair, pour ainsi dire, ou du moins dans sa propre peur, quelle humanité infinie est impliquée dans le concept de “caractère formel” ».
À sa manière, Adorno vérifie ainsi personnellement, subjectivement, les célèbres vers de Hölderlin – « Aux lieux du péril croît / Aussi ce qui sauve ». Peut-être plus qu’en n’importe quelle autre circonstance, c’est en effet lorsqu’un moment historique fait peser sur un moment philosophique une menace si lourde que la valeur propre de ce dernier pourrait bien tomber dans le mépris puis l’oubli qu’il devient de la plus haute importance de priser ce moment et de le conserver en mémoire, parce qu’alors sa valeur proprement philosophique oppose, face à l’histoire qui cherche à la rabaisser, une forme d’éminence morale valant sauf-conduit pour une certaine idée des hommes.
Il est une dernière leçon que la lecture des cours d’Adorno peut prodiguer à ses lecteurs en guise, cette fois, de vade-mecum, et pour que l’aridité de son propos ne passe pas complaisamment dans leur esprit pour de l’austérité. Si tous ses cours contiennent cette leçon, seul un passage de ceux « sur l’histoire et sur la liberté » la formule explicitement. Le philosophe y évoque « le bonheur de l’interprétation » qui motive selon lui l’activité de la pensée elle-même. Or, écrit Adorno comme pour sauvegarder à son tour ce moment-là – ce moment de bonheur –, « la philosophie ne doit pas renier ce bonheur, mais l’élucider et le faire sien », afin qu’il ne soit pas dit qu’elle évolue dans l’illusion de sa propre transparence, ni qu’elle se complaise dans celle de l’opacité absolue des moments qu’il lui revient d’interpréter.