Le souvenir de l’analyste

« Analystes et écrivains sont des rôdeurs de frontières, le domaine qu’ils fréquentent et dont ils reviennent avec des mots vivants n’appartient à personne, et le temps des urgences et des délais, des commencements et des fins, n’y a pas cours. » Voilà ce qu’écrivait François Gantheret dans La nostalgie du présent (L’Olivier, 2010), reprenant à sa façon ce qu’évoque Proust lorsqu’il parle de ce « quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux ». Un volume de la « Petite bibliothèque de psychanalyse » des Presses universitaires de France lui est consacré.


François Gantheret, avec Jacques André, Miguel de Azambuja, Isée Bernateau, Catherine Chabert, Catherine Ducarre, Michel Gribinski, Dominique Suchet, Éros messager. PUF, coll. « Petite bibliothèque de psychanalyse », 160 p., 14 €


Le titre, déjà, est énigmatique. Incertitude d’Éros (Gallimard, 1984) était le titre d’un livre de François Gantheret, psychanalyste, membre de l’Association psychanalytique de France et écrivain. Le texte de présentation nous apprend que « l’auteur de Fins de moi difficiles (Gallimard 2015) a “choisi” le jour de Noël 2018 pour mourir, comme un ultime trait d’esprit dont il n’était pas avare ». La journée organisée à sa mémoire par Jacques André et Catherine Chabert, dont ce volume reproduit les textes présentés, s’intitulait « L’impensable maternel ».

Pour le lecteur familier ou non des travaux de François Gantheret, l’énigme proposée ici (quel message, quelle annonce ?) offre une séduction imparable : voilà des témoins qui vont nous dire ce qu’ils ont vu et entendu. Mais la psychanalyse n’est pas une religion ; l’enquête ne permet jamais de retrouver le coupable, elle est infinie. Le lecteur-de-livres-de-psychanalyse, lecteur-détective s’il en est, est donc lui aussi invité à débusquer les indices, les traces du « François » petit et grand auquel s’adressent les contributeurs. Mais attention, « on ne sait jamais très bien où vont se loger les traces du disparu… », nous prévient Jacques André dans l’introduction, lui-même étonné de s’entendre dire « bille en tête » à une patiente de commencer par la fin. L’enquête ne peut en effet commencer que lorsque le crime a eu lieu, lorsque la perte est irréparable.

Mais, au-delà de cette présence-absence, ce recueil témoigne avant tout de la vitalité de la pensée psychanalytique française, à laquelle François Gantheret, penseur, écrivain clinicien d’une grande originalité, a fortement contribué. Et ce n’est pas parce que François est mort, nous disent les auteurs qui l’ont connu en tant que collègue, analyste, superviseur, ami, qu’on va arrêter de discuter avec lui, bien au contraire.

Le ton est donné par le texte de Gantheret choisi pour « ouvrir la danse », un texte sur la passion et son ancrage dans la pulsion de mort, intitulé « Au cœur de l’amour, cela ». Ce « cela », tout en lui faisant un clin d’œil, n’est pas un « ça » qui risquerait de refermer le texte sur une théorie rassurante : au contraire, il ouvre à la pensée dans toute sa dimension angoissante. Quoi, cela, dans l’amour ? Pour l’analyste, bien sûr, la passion par excellence est la passion transférentielle dont Gantheret a si bien montré les ressorts tragicomiques dans un recueil de « Nouvelles du divan », Libido omnibus (Gallimard, 1998), dont l’atmosphère à la fois étrangement inquiétante et fondamentalement joyeuse n’est pas sans rappeler celle de Gradiva. « “Transformer la misère névrotique en malheur banal”, à ce pessimisme freudien l’expérience de la cure donne raison plus souvent qu’à son tour. François Gantheret aimait y opposer un “Non !” », écrit Jacques André. « Le but est bien au-delà : ouvrir, ré-ouvrir l’espace où une nouvelle habitation du monde peut advenir. Tout freudien qu’il fût, c’est au poète qu’il empruntait son image préférée du transfert et de son écoute : “Comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles” (André Breton) ».

Éros Messager : le souvenir de l’analyste François Gantheret

Les textes de cet Éros messager ont été écrits pour « donner des nouvelles d’une œuvre exigeante et dont la part proprement psychanalytique est indissociable de l’expérience pratique, cet entre-deux (si cher à Pontalis) construit par le transfert et le contre-transfert » : exigence à discuter Freud, à mettre sa théorie à l’épreuve de la clinique, à se discuter les uns les autres, à faire vivre la psychanalyse dans l’ardeur du débat. Ce qu’aura laissé Gantheret à ses successeurs, il est bien trop tôt pour le dire, et chacun des auteurs y répond différemment, tant l’expérience de la perte est une expérience intime. Les titres des articles reprennent les principaux thèmes « ganthereziens » abordés dans Incertitude d’Éros. Michel Gribinski met au travail la « substance impensable (bleiche Mutter !) », substance maternelle étouffante, haineuse, capable aussi de devenir substance pensante, sensuelle, « chair des mots ».

Comment passer de la substance (le maternel) à l’objet (la mère) ? C’est ce mystère qu’affronte aussi Isée Bernateau dans un texte intitulé « Au cœur de l’amour, la haine », où elle s’expose dans un face-à-face avec le film insoutenable de Pasolini, Salo ou les 120 jours de Sodome, pour se contraindre, nous contraindre, à résoudre cette question tout aussi impossible que le métier de psychanalyste : comment penser l’impensable, comment penser la haine ? En d’autres termes, comment travailler au corps ce qui est le plus difficile pour tout analyste, les résistances à l’analyse, non seulement celles du patient, mais les siennes propres ?

« La mémoire est faite de traces », écrit Gantheret, toujours dans La nostalgie du présent. Dans « Trois mémoires », Catherine Chabert revient sur les traces de sa lecture du texte du même nom, mais aussi sur celles laissées en elle par son superviseur. Alors que, quelques paragraphes plus haut, elle venait de s’interroger sur l’absence du mot « transfert » dans le texte de Gantheret, elle termine sur un « je me souviens » perecquien où se déploie avec lyrisme le transfert sur le souvenir : l’attente avant sa séance de supervision dans la librairie en bas de chez lui, la libraire lui disant : « Vous savez, il y en a qui font une psychanalyse pour s’en sortir, mais pour [Patrick Modiano] c’est pas la peine, il écrit, ça lui suffit ! », la pâtisserie, Marcello Mastroianni qui habitait le même immeuble…

« Le mouvement ultime de l’analyse, écrit François Gantheret, est celui d’un deuil singulier : un deuil qui ouvre de l’espace autour de nous et en nous, qui nous laisse solitaires et marchant de nos pas retrouvés à la rencontre de ces morceaux de monde qui ne sont plus nous, qui ne le seront plus. C’est l’horizon qu’évoque J.-B. Pontalis lorsqu’il soutient que “parole en analyse et écriture sont parentes, qui font de la perte une absence”. » Comment définir la qualité d’une absence ? Les auteurs l’ont tous côtoyé, lu, discuté, aimé, haï aussi. Corinne Ducarre, ancienne patiente devenue psychanalyste, témoigne de « son » « Monsieur Gantheret » à elle, c’est-à-dire de la qualité d’une présence, d’une voix, d’un geste, à travers le dialogue intérieur qu’elle continue à mener avec son analyste intérieur. « J’arrivai à la dernière séance avec une orchidée […]. Il secoua la tête avec un petit sourire contrit. “Je ne peux pas accepter”. Je repartis avec, me disant que cela irait très bien chez moi. Il m’avait rendu cette orchidée comme il m’avait rendue à moi-même ».

Impossible ici de rendre compte de tous les articles dont les titres évocateurs, souvent poétiques, sont révélateurs de cet entre-deux, de ce « royaume intermédiaire » où se meut la psychanalyse. « Sommes-nous en psychanalyse ou en “poésie” ? Les deux se touchent, tant il vrai que l’inconscient, comme le poète, comme le rêve, comme l’enfant… traitent les mots comme les choses », écrit Jacques André. Moi, Monde, Mots est un titre de François Gantheret… que de choses en trois mots !

Pour terminer, revenons à notre point de départ, l’ambivalence à l’égard du disparu. Les éditeurs ont choisi de mettre en exergue de l’ouvrage cette citation de Gantheret : « Éros est incertain et son incertitude est essentielle. Il ne vit que de son échec, il meurt de son succès ». Vérification faite, François Gantheret a écrit : « il meurt en son succès ». En, de, quelle différence ? De quoi, pourquoi meurt-on ? La première version établit une causalité, la seconde une temporalité… Voilà un petit détail qui trahit la mise en marche de la pensée, injecte une critique, l’incertitude de la vie dans la certitude de la mort, brouille les frontières, continue à discuter, même avec un mort. Mais laissons à François le dernier mot, dans Moi, Monde, Mots : « Il en va de l’analyse comme dans l’analyse : tout a été dit, maintenant tout reste à dire ».

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