Notre besoin de créatures marines

La poétesse et chercheuse américaine Alexis Pauline Gumbs livre vingt textes comme autant de méditations sur l’identité humaine d’aujourd’hui, avec un fort parti pris féministe qui se traduit dans l’édition française par une féminisation systématique de toutes les créatures et une écriture inclusive à la typographie particulièrement élégante. La fierté d’être Noire se traduit par une majuscule systématique à cet adjectif. L’inclusivité englobe les personnes handicapées et LGBTQ+ et le spécisme anthropocentré n’est pas de mise.

Alexis Pauline Gumbs | Non-noyées. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines. Trad. de l’anglais par Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté et Rose B. Burn~Août/Les Liens qui libèrent, 258 p., 19 €

Pourquoi les mammifères marins, c’est-à-dire les baleines, les dauphins, les orques mais aussi les phoques, les morses, les loutres, les lamantins, auraient-ils quelque chose à nous apprendre ? Alexis Pauline Gumbs trace plusieurs points de convergence : ce sont des mammifères, comme les humains, avec un sang chaud et des poumons pour respirer. De nombreux peuples des Antilles, d’Afrique et d’ailleurs honorent traditionnellement certaines de ces espèces marines. La traite négrière est vue comme une activité qui suit la même logique que la chasse à la baleine et, dans certaines parties des régions affectées par le commerce triangulaire, on dit que les noyés reviennent à la vie sous forme de mammifères marins, voire de sirènes dans certains récits. Le sort des orques, dauphins et otaries exhibés dans certains parcs et contraints de vivre dans un espace restreint appelle aussi des résonances avec la captivité des esclaves et les mauvais traitements infligés à ceux-ci (celleux-ci). L’appel à mettre fin au capitalisme (exploitant les vivants et polluant la planète au nom du profit) n’a donc rien de surprenant.

La question de la respiration interpelle particulièrement les Noirs aux États-Unis depuis le désormais célèbre « I can’t breathe » (je ne peux pas respirer) de George Floyd qui a contribué à sensibiliser le monde au problème des violences policières au pays de l’oncle Sam. Alexis Pauline Grumbs trace également des parallèles autour de la visibilité (faut-il se cacher pour mieux échapper à la détection qui devient vite prédation ?) et de la stigmatisation de certaines caractéristiques physiques qui renvoient à ce que certaines théories racistes ont de plus répugnant : discrimination sur la base de la pigmentation de la peau, de la pilosité, de la disposition des dents, de la forme du nez. Il est également suggéré que la grossophobie règne et que la présence de graisse est vue comme un symptôme de paresse et non comme un gage de douceur et de plénitude. 

Kópakonan, la femme du phoque (Mikladalur, îles Féroé) © CC-BY-4.0/lamblukas/Flickr

Ce livre tire en partie sa force du fait qu’il prend le contrepied de ce monument de la littérature américaine qu’est Moby Dick : ici, il s’agit d’amour et de collectif, là où le roman de Melville repose sur deux individus qui s’affrontent. Moby Dick est un cachalot mâle blanc, à la fois double et némésis du capitaine Achab. Dans Non-noyées, les cachalots sont évoqués pour leur capacité à communiquer à de très grandes distances (on lira avec profit à ce sujet le livre À l’école des animaux de Carl Safina, Buchet-Chastel, 2021), et leur faculté de faire fondre ou non la substance présente dans leur crâne pour aller ou non vers les profondeurs devient une métaphore du cerveau humain qui dirige ou non ses pensées vers des choses légères. La voix narrative de Non-noyées n’évoque pas la vengeance contre un individu, mais la communion avec diverses espèces, célébrées pour leurs caractéristiques, les merveilleuses comme les terrifiantes – « sois féroce », dit le sixième texte, qui évoque les orques et les léopards des mers.

Il est indéniable que le monde marin occupe une place de choix dans nos imaginaires, peut-être encore plus à l’heure où les glaciers fondent et les coraux blanchissent ; les cétacés qui ont inspiré à Melville et à Kipling des œuvres bien différentes se retrouvent chez des auteurs aussi divers que Luis Sepúlveda et Witi Ihimaera pour la fiction, Kathleen Jamie et Michel Pastoureau pour la non-fiction. La baleine apparaît parfois aussi dans la poésie, chez Prévert (À la pêche à la baleine) ou plus récemment sous la plume de l’autrice belge Soline de Laveleye dans son recueil Par les baleines (Gallimard, 2025), dont la dernière page résonne fortement avec Non-noyées : « Parfois, ne plus avoir de contours / y consentir / c’est pouvoir être / océan / air nocturne, cétacé / être vaste / plutôt que vu / large / plutôt que su / c’est avoir des abris dans le ventre / et des stries de la tête aux pieds / que par tous les pores, du dedans au dehors / puisse se perpétuer / la grande respiration ». Ce texte qui évoque le corps des femmes et ses changements, entre autres à l’occasion de la grossesse, fait écho aux pages de Non-noyées Le monde est rond comme une étreinte ») et aux illustrations en noir et blanc de Maya Mihindou, où des créatures à poumons et mamelles, à stries ou à ocelles, plongent, nagent et se mêlent.

Un autre attrait du livre est de faire écho aux créatures marines mythiques, souvent mais pas exclusivement féminines : le narval est explicitement mentionné comme origine du mythe de la licorne, avec une référence à La licorne noire d’Audre Lorde (L’Arche, 2021). On pense, même si elles ne sont pas nommées, aux selkies, ces créatures mythiques d’Europe du Nord (Écosse, Islande, îles Féroé) qui sont des nymphes marines cachées dans une peau de phoque, et aux sirènes, dans leur version mi-femme mi-poisson. Non seulement parce que leur nom (les siréniens sont l’ordre des lamantins) et leur supposé chant sont liés aux mammifères marins, mais parce que certaines légendes évoquent des sirènes en lien avec des femmes noyées ou ensorcelées, mythes qui ont retrouvé de la vigueur dans des ouvrages récents tels que Les abysses de Solomon Rivers (Aux Forges de Vulcain, 2020 ; autre autrice noire non binaire) ou La sirène de Black Conch de l’autrice trinidadienne Monique Roffey (Mémoire d’encrier, 2023). Sans parler des très nombreux livres destinés aux enfants et surtout aux adolescents qui font de la sirène une figure hybride qui parle aux personnes oscillant entre deux eaux, entre deux âges.

Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ces créatures dans tant de cultures ; on peut ainsi se familiariser avec les ponaturi des mythes maoris en lisant Charlie Tangaroa et la créature des abysses (Au vent des îles, 2025). Non-noyées, pour sa part, retourne la proposition de la petite sirène d’Andersen (que l’autrice inclut certainement dans les « contes de fées hétéronormatifs nourrissant les délires de générations entières ») : l’idée est de créer les conditions d’une vraie cohabitation des créatures humaines et marines et non de devoir choisir entre le monde des profondeurs et le monde terrestre. C’est en tout cas un livre vaste comme l’océan, qui vient enrichir la réflexion actuelle sur la place des humains dans le monde et interroger les représentations qui vont avec.

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